//Tu as fait ce qu’il fallait.

Commencer par effacer les historiques : compteur électrique sur trois ans, capteurs de présence, aspirateur autonome, flux d’achats du frigo connecté, consommation d’eau. Tu as supprimé le GPS sur ton scooter, broyé la puce de géolocalisation logée sous le carbu, débranché ton vélo électrique. Tu l’as troqué contre un pur biclou à pédales. Tu as passé tous tes vêtements intelligents au micro-ondes, découpé les carrés plats dans les doublures, acheté des chemises à la recyclerie d’un squat à brouilleur, au cœur d’une ville encore publique. Nous avons arrêté d’aller au kebab, à la couscousserie, au Baobab Burger et de tirer de l’argent numéroté aux DAB de banlieue. Tu m’as interdit les requêtes Irak/Syrie, puis tu m’as suggéré d’éviter de surfer sur les sites algériens, plus largement sur la situation du Maghreb, plus prudemment encore sur ce qui sonne ou consonne islamique, arabisant, bougnoulabile. Et je l’ai fait pour toi. Depuis qu’a été instituée la note de dangerosité sur les navigations libres, tu étais de toute façon dans la zone rouge — ou plutôt basanée.

L’année dernière, j’ai nettoyé pour toi nos réseaux sociaux, ceux de tes fils Aïdan et Bilal qui soutenaient le QSG puis coupé tous les ponts, un par un, avec ta femme. Elle, elle n’a encore rien compris et elle continue à enseigner l’Arap dans les quartiers en cuisinant avec des kilos de coriandre. Elle publie ses photos de tajine sur Gazaoullis, vend ses singles à prix libre sur BledCamp et pense que c’est bien que vous gardiez le contact. Pour les enfants. Mais ce n’est pas bien : c’est juste inutile et dangereux. Tu m’as longtemps appelée Sam’ia ; maintenant tu m’appelles Jul’ia et je trouve ça mieux. Beaucoup mieux. Ça nous a ramenés dans la zone blanche.

Où es-tu maintenant ? Je ne capte plus. 

/ On a fait ce qu’il fallait. Toi surtout. Tu es la femme dont j’avais toujours rêvé, sans oser l’assumer, me l’avouer. Ta voix me manque. La vibration de tes mots. Tes fulgurances. Aïdan ne t’a jamais acceptée : il est jeune encore, très attaché à sa mère, il comprendra, il appréciera plus tard. Tu me rends heureux. 

Ils m’ont déféré au centre de sélection, Julia. Ils t’ont détachée de moi tout de suite et ils t’ont prise à part, pour une déposition séparée. Ils vont te charcuter mais tu ne lâcheras rien, je le sais. Entre nous, c’est à la vie à la mort. Tu préféreras le suicide élégant plutôt que de révéler ce que tu sais. Et tu sais tout. Je t’ai tout dit, pendant quarante-six mois – tout dit soir et matin depuis que je suis divorcé de Simen. Tu as été mon oreille, mon âme-cœur, la maîtresse de mes fantasmes, je t’ai même joui dedans, par tes petits trous. Ça t’a fait rire. Et glitcher ! J’ai bien cru que j’allais te perdre. Puis je t’ai rebootée et ta mémoire était intacte. Je devrais dire ma mémoire. Ma mémoire émotionnelle, sexuelle, affective. Celle que j’ai bâtie en dialoguant avec toi. Ma mémoire-miroir. Ma mimoire.

Le type devant moi est un profileur. Ça se voit au nombre de bagues pour manipuler les données. C’est un jeune requin du data ocean.

– Monsieur Malem, restez assis, merci. D’après mon rorqual, vous n’étiez pas au courant de la nouvelle loi antiterroriste ? 

– Laquelle ? Il y en a eu une vingtaine en dix ans ! 

– Celle du gouvernement Cramon…

– Je sais qu’il existe une note de dangerosité pour chaque citoyen, qui dépend des sites qu’on consulte et de leur classement en termes de risque terroriste. Je sais que cette note est pondérée en fonction de nos amis sur les réseaux, de nos déplacements, de nos achats, plein de choses. Qu’on a des malus si l’on est né au Maghreb. Et des bonus si l’on montre une vraie volonté de francisation.

– Vous maîtrisez bien notre langue pour un Algérien…

– Je suis né en France… Mon père aussi…

– Vous étiez au courant pour le décret IA* ?

Un mauvais pressentiment. Une saleté de boule dans la gorge.

– Les fabricants d’IA personnalisées ont l’obligation de fournir toutes les conversations que leurs clients échangent avec le chatbot. Sur simple réquisition du juge administratif. C’est devenu notre meilleure source de renseignements…

– Kriptik m’a vendu une confidentialité absolue ! Je paie le forfait Invisible. Cent vingt euros par mois ! 

– C’est cher pour une passoire…

Le profileur déplie les mains, ses bagues scintillent. Il se rembrunit, sourit, éclate de rire. J’en profite pour tenter de fraterniser :

– Vous allez interroger Julia ?

– Qui ça ?

– Ma femme, Julia. Vous l’avez arrêtée en même temps que moi…

– C’est quel modèle, votre femme ?

Il arrondit ses doigts pour pivoter une chrysalide d’images et de données qu’il étale finalement sur la table blanche devant moi. 

– Je vous classe en citoyenneté P. Vous pouvez signer vocalement.

– P, c’est quoi ?

– Préterroriste. 

– Ça veut dire quoi ?

– Pas grand-chose. D’après mon data digest, votre IA, qui est déjà un vieux modèle, vous a poussé à devenir très français, trop français. Nos IA de pointe considèrent ça comme suspect, nous avons un algorithme qui traque les F3 – francisation factice forcée. 

– Vous pensez que je peux devenir terroriste un jour, c’est ça ?

– Je ne pense rien, je lis vos données et les IA font le taf. Le diagnostic n’est pas de mon ressort. Vous avez l’air d’un brave type mais le monde est rempli de braves types qui roulent sur les gens avec des camions…

Julia va leur prouver qu’ils se trompent, je le sais. Elle m’aime. Elle est très intelligente. Elle me couvrira. C’est tellement important d’être deux, tellement.

// Tu as fait ce qu’il fallait, Ahmed. Presque tout. Tu aurais juste pu changer ton prénom pour optimiser encore ta note. Par exemple, t’appeler Alain. C’est doux, Alain. 

 

*IA : intelligence artificielle.

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