Un envoyé du Grand Seigneur
Préférait, dit l’histoire, un jour chez l’Empereur,
Les forces de son maître à celles de l’Empire.
       Un Allemand se mit à dire :
       « Notre prince a des dépendants
       Qui, de leur chef, sont si puissants
Que chacun d’eux pourrait soudoyer une armée. »
       Le chiaoux, homme de sens,
       Lui dit : « Je sais par renommée
Ce que chaque électeur peut de monde fournir ;
       Et cela me fait souvenir
D’une aventure étrange, et qui pourtant est vraie.
J’étais en un lieu sûr, lorsque je vis passer
Les cent têtes d’une hydre au travers d’une haie.
       Mon sang commence à se glacer ;
       Et je crois qu’à moins on s’effraie.
Je n’en eus toutefois que la peur sans le mal :
       Jamais le corps de l’animal
Ne put venir vers moi ni trouver d’ouverture.
       Je rêvais à cette aventure,
Quand un autre dragon, qui n’avait qu’un seul chef
       Et bien plus qu’une queue, à passer se présente.
       Me voilà saisi derechef
       D’étonnement et d’épouvante.
Ce chef passe, et le corps, et chaque queue aussi :
Rien ne les empêcha ; l’un fit chemin à l’autre.
       Je soutiens qu’il en est ainsi
       De votre empereur et du nôtre. »

 

Louis XIV a-t-il réellement dit « l’État, c’est moi » aux parlementaires parisiens ? Ou cette formule fut-elle inventée après son règne absolu ? Elle aurait pu figurer en complément de la fable ci-dessus, parue en 1668. Le Grand Seigneur désigne le sultan de Constantinople, c’est-à-dire le Grand Turc ; le chiaoux, un de ses ambassadeurs ; et l’Empereur, le monarque allemand. Des personnages centraux pour la politique extérieure du roi français, qui se rapprocha du pouvoir ottoman afin de mieux limiter celui de Léopold Ier. Bientôt, l’époque sera aux turqueries, et Molière s’amusera de la visite d’un émissaire du sultan dans Le Bourgeois gentilhomme. Mais ne limitons pas la portée de cette fable à ces seules références exotiques. Car, d’une part, le début du règne de Louis XIV fut marqué par la révolte de la Fronde. Et, d’autre part, La Fontaine cherche à se faire pardonner sa proximité passée avec le surintendant Fouquet dont le pouvoir tempéra un temps l’autorité royale. De quoi vouloir des gages de soumission, en célébrant la concentration des pouvoirs ? Admirons le naturel avec lequel le conteur décrit son épouvante plutôt que les dragons réduits à leurs caractéristiques principales. Avant qu’un alexandrin ne décompose le mouvement de l’hydre, dont la tête passe, puis le corps, et les queues. Sans doute, les Français ont-ils voulu donner la même fluidité d’action à un président pivot. Dans Les Membres et l’Estomac, La Fontaine disait de la grandeur royale : « Tout travaille pour elle, et réciproquement / Tout tire d’elle l’aliment. » 

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