« La pompe des enterrements intéresse plus la vanité des vivants que la mémoire des morts. » À cet égard comme à d’autres, rien n’a changé depuis La Rochefoucauld. « Je l’ai si bien connu, il m’aimait comme je l’aimais, je continuerai son œuvre. » Il suffit de voir et d’entendre, dans l’heure même du décès, tous les ego plus ou moins en rade, soudain égaux devant la mort, entonner l’antienne classique pour vous enlever l’envie d’abonder. À quel titre, d’ailleurs ? N’étant ni Corrézien ni du même bord, ni camarade de classe ni ami fidèle, dans la marge de la marge, j’avais toute raison de décliner d’instinct l’offre de mon ami Fottorino. Si je me suis ravisé, in fine, puisse-t-on m’excuser de prendre mon tour dans la parade, c’est pour m’acquitter d’une dette morale. Et peut-être aussi pour éclairer une face qui gagne à être connue d’un athlète kaléidoscopique – peut-être caméléon, roublard, inconstant, comme cela se répète à l’envi –, mais à tous les coups sortant de l’ordinaire. Jacques Chirac est le dernier président la République que j’ai eu l’heur de fréquenter, et auquel m’a lié une assez extravagante complicité. Je n’ai jamais, depuis, remis les pieds à l’Élysée. C’était il y a mille ans – le monde d’hier, voici un salut au drapeau.

Quand on a le malheur d’être, pour le dire ainsi, un « gaulliste d’extrême gauche », on n’a pas pléthore d’interlocuteurs sur les hauteurs. « Gaulliste », parce que très attaché à l’État, à l’indépendance nationale et en dernière instance à la souveraineté du peuple, et de « gauche extrême » parce que cégétiste dans l’âme, horripilé par l’argent-maître, la com et le marketing. Voilà de quoi se faire rayer des listes sur les deux rives de la Seine. Un Séguin à droite, un Chevènement à gauche, cela ne se trouve pas sous les pieds d’un cheval. Dans ce désert, décrocher en bougonnant son téléphone, le dimanche matin, et entendre tout de go : « Ici Jacques Chirac. Qu’est-ce que vous faites, vous avez déjà petit-déjeuné ? » Et se retrouver une heure après en tête-à-tête, c’est plutôt insolite. Et cela, pas une fois, par hasard, mais plusieurs. Les vrais princes sont de plain-pied, les faux se retranchent derrière un secrétariat, le protocole, des chichis. Je sais. Jacques Chirac s’emmerdait le dimanche matin dans son palais et le « profession sympa » a de l’entraînement. Mais les discussions étaient sérieuses, assez drôles aussi, et sur le fond des choses (sans photographe ni écho de presse, à perte, si l’on veut, rien à gagner de part et d’autre). Le plus souvent, cela portait sur un coin du tiers-monde en insurrection, sur la question religieuse et la laïcité, ou sur un bout de discours en préparation. Sur le veto à l’ONU, et les crocs-en-jambe des « alliés ». Le président Chirac aura été le dernier tiers-mondiste du monde occidental. Un cas plutôt rare à Paris, une fois Frantz Fanon disparu, Maxime Rodinson et Charles-André Julien aussi, Sartre à la poubelle, Raymond Aron et les siens occupant la place. Le plus huppé des métropoles se fout des périphéries (sauf pour une photo aux côtés de Mandela), et les vaincus n’intéressent pas plus les premiers de cordée dans la droite dite de gauche que la gauche de droite dite de gouvernement. Je fus donc le témoin d’une chose contre-nature : un représentant officiel des « gagnants ouverts » (dynamiques, branchés, progressistes) prenant à cœur, et non pour la montre, le sort des « perdants fermés » (populistes, ringards, inadaptés) de la planète, avec qui on pouvait s’entretenir du Guatemala, de la Palestine, du Mozambique et de l’Indonésie. Avouez qu’ils ne courent pas les rues, les patriotes cosmopolites, les enfants de la Corrèze qui s’intéressent de près au Zambèze et les privilégiés, à « la fracture sociale » dans le monde comme dans l’Hexagone.

Je dois au président Chirac d’avoir pu sillonner des mois durant le Proche-Orient (Liban, Israël, Palestine, Jordanie, Syrie, Égypte), muni d’un ordre de mission qui était une lettre de corsaire m’autorisant à prendre contact avec tous les protagonistes de la région, y compris les « infréquentables ». Je lui dois, ainsi qu’à Dominique de Villepin, alors au Quai d’Orsay, hommage lui soit rendu, d’avoir pu enquêter, une année durant, en Haïti et dans les Caraïbes, sur la situation sociale et nos relations historiques avec les descendants d’esclaves. Je lui dois d’avoir pu sans crainte avancer, dans la commission Stasi, l’idée d’une loi sur le port du voile à l’école, et continuer à militer pour un enseignement du fait religieux dans l’Éducation nationale. Je lui dois, plus largement, à ce président d’un pays riche et imbu de lui-même, à ce patricien secrètement cultivé, d’avoir cru un moment possible un autre Occident que l’aveugle et l’arrogant où nous nous ébattons, cette fausse « communauté internationale ». Bon, d’accord. Cela n’a pas eu lieu. La conduite des choses a manqué de cohérence, de stratégie et d’esprit de suite. La classe dirigeante, révulsée par le pas de côté effectué à l’ONU, n’a pas tardé à reprendre la main. Reste qu’une sortie hors des lignes aura été tentée, et se rappeler qu’on a eu un jour ce courage avisé dissuade les sceptiques et les mélancoliques de jeter le manche après la cognée.

Finies, ces extravagances. On a eu chaud, mais nous sommes revenus sur terre, dans un pays d’Occident comme les autres dûment otanisé, euronormalisé, droitsdel’hommisé, comme il sied. On me dit, car j’ai des infos, voyez-vous, que cet hors-norme étrange et paradoxal a eu des successeurs bien plus normaux. On m’a même donné des noms : Sarkozy, Hollande, Macron, en me précisant, Ruy Blas ayant quitté l’affiche, que le ver de terre échangeant avec des rois électifs n’a plus cours. Cela me rassure, finalement, qu’il n’y ait plus que des écrivains et intellectuels de bon aloi admis à franchir les portes de la Pompadour. On les voit à la télé, et le spectacle a tout pour me réjouir. D’abord, le statut d’amicus curiae (ami de la cour) prend du temps et, passé un certain âge, on ne peut plus gaspiller la matière première. Ensuite et surtout, il est bon de savoir qu’avec, aux commandes, des gens fiables et sérieux, des managers pro-business qui ne traversent pas hors des clous, la France est rentrée dans le droit chemin. 

Plus de casse-tête, business as usual. On respire. 

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