Quelle place occupe la scène dans l’histoire de la musique ?
Du strict point de vue historique, la musique jouée en « live », en direct, est la norme, et la musique enregistrée l’exception récente. Depuis l’Antiquité, des artistes se produisent sur scène, devant un public, et il a fallu attendre le phonogramme pour que l’enregistrement prenne une place importante, avec la possibilité d’une autre expérience de la musique, plus solitaire. Et pourtant, les concerts n’ont pas disparu. Parce que la représentation sur scène d’un titre déjà connu, c’est pour le public l’occasion de le redécouvrir d’une façon nouvelle, que ce soit par la scénographie, par l’essai de nouveaux arrangements, par les improvisations possibles ou les interactions avec lui. À la différence de l’enregistrement, chaque concert est une expérience inédite, unique. Et c’est d’autant plus vrai à notre époque où la consommation de la musique enregistrée est devenue facile, immédiate et quasi gratuite – le live n’en a que plus de valeur.
Et pour les artistes, quelle place tient la scène ?
Tous vous parleront de la proximité avec le public, du frisson qu’il y a à se produire sur scène. Mais la scène a aussi d’autres vertus. Pour les artistes, c’est d’abord l’occasion de promouvoir leur musique, que ce soit dans les salles ou lors des festivals, où ils ont l’opportunité de toucher un public très large. C’est aussi la possibilité de tester des choses nouvelles, d’éprouver de nouveaux titres qui pourraient intégrer leur prochain album, ce qui est assez nouveau. Mais c’est surtout un moyen de partager une vision artistique plus large que celle offerte par le seul support audio, en faisant intervenir scénographie, images, visuels, costumes…
Les concerts ont-ils beaucoup évolué au cours des dernières décennies ?
Jusqu’à la fin des années 1960, on avait pour habitude de voir des chanteurs ou des groupes sur des scènes relativement nues. Pour caricaturer, seules les tenues différaient quand on allait voir un groupe anglais ou un groupe de la côte ouest américaine. À partir des années 1990, on a vu apparaître de premiers artifices, des animations sur scène, favorisées par des innovations techniques – en matière de projection d’images, par exemple. Aujourd’hui, ces innovations se sont prodigieusement accélérées, si bien que la scène peut devenir le décor d’un spectacle total, qui convoque non seulement la musique, mais aussi la vidéo, la scénographie, les jeux de lumière. Certains artistes sont amenés à réfléchir en amont, dans leur processus de création musicale, à la façon de restituer sur scène leur album, par exemple en racontant une histoire qui soit la plus totalement immersive. On peut même parler d’une course à l’innovation : le public qui va voir Mylène Farmer ou Beyoncé dans un stade aujourd’hui s’attend à être surpris, émerveillé.
« La France est le pays avec la plus forte offre de festivals, de tous types, et à travers tout le territoire »
Cela signifie-t-il que les attentes du public ont changé, qu’il faut forcément jouer ce jeu de l’innovation ?
Oui et non. Ceux qui ont atteint un certain niveau de reconnaissance sont tenus, aujourd’hui, de concevoir des shows à la hauteur des stades ou des arénas dans lesquels ils sont amenés à jouer. Leur public, assez jeune, attend un spectacle immersif, divertissant, étonnant. Il veut être guidé comme dans une exposition. Mais ce n’est le cas que d’une quarantaine d’artistes (français et internationaux) en France chaque année. Pour les autres, ceux qui sont encore en voie de construction, il est tout à fait possible de se produire sur scène de façon plus intime, sans pour autant décevoir le public. Certains artistes réputés, après une tournée gigantesque, aiment d’ailleurs bien enchaîner avec des lieux plus intimes, voire atypiques, qui permettent une vraie rencontre avec le public, sans artifices, comme le fait Émilie Simon en ce moment avec sa tournée pour les vingt ans de l’album Désert. Et les fans apprécient aussi cette expérience plus intimiste. Je me souviens d’un concert des Rolling Stones à Paris, au Trabendo, devant quelques centaines de personnes, c’était formidable ! L’offre musicale est telle qu’il y a de la place pour toutes les démarches. Le vrai casse-tête, c’est pour les artistes en devenir qui ont envie de proposer quelque chose d’innovant, d’ambitieux, sans avoir encore accès aux grandes salles et aux budgets de production qui vont avec. Comment proposer un projet artistique qui colle à mon esthétique sans avoir quarante projecteurs, ou un orchestre symphonique ? Ce sont des questions de production intéressantes à résoudre. Enfin, il y a une autre dimension, de plus en plus importante, c’est celle de la sobriété. Nous sommes tenus, comme tout le monde, de penser à ces questions, car les tournées internationales ont un vrai coût écologique. Et nous serons de plus en plus amenés à devoir concilier innovation et sobriété, ce que certains artistes tentent déjà d’approcher dans leurs créations scéniques.
Les lieux de concert ont-ils aussi changé ?
Jusqu’au début des années 1980, les concerts se faisaient dans des halls d’exposition, dans des parcs, sous des chapiteaux. Puis les politiques d’action culturelle ont abouti à la multiplication de lieux dédiés à travers le pays, avec l’essor des Zénith notamment. Cela a permis la création de parcours de tournée pour les artistes les plus reconnus, et donc la rentabilisation de scénographies plus ambitieuses. Mais on n’a pas pour autant renoncé à des salles plus acoustiques ! La France est le pays le plus riche en matière de scènes, que ce soit des lieux institutionnels (scènes nationales, centres culturels, théâtres municipaux), des salles privées (palais des congrès, théâtres, Zénith et désormais les Arenas) ou des scènes de musiques actuelles labellisées (SMAC), sans oublier le circuit toujours très actif des bars, des cafés-concerts ou des lieux plus atypiques comme les églises ou les galeries d’art.
Et les festivals ?
Ils ont connu une formidable croissance au cours des deux dernières décennies, en nombre et en fréquentation. Là encore, la France est le pays avec la plus forte offre de festivals, de tous types, et à travers tout le territoire, qu’ils soient montés sur des friches ou dans des lieux uniques comme les arènes de Nîmes ou les théâtres antiques d’Arles et de Vienne. À l’aube de l’été, beaucoup de gens décident désormais de leur destination de vacances selon la tenue de tel ou tel festival, en fonction de leurs préférences – le metal pour le Hellfest, le rock pour les Eurockéennes, les musiques indé et innovantes pour les Trans Musicales, ou la chanson francophone pour les Francofolies.
C’est un âge d’or pour la musique live ?
C’est plus compliqué que cela. La crise qu’a connue l’industrie du disque, au début des années 2000, avec la dématérialisation de la musique et le téléchargement, a épargné dans un premier temps à l’industrie du live. Elle a entraîné une hausse du nombre de concerts et de leur fréquentation et déplacé le poids de la scène dans le revenu des artistes, selon une forme de mécanique compensatoire. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires de la filière, en additionnant la billetterie et les cessions de droits pour les festivals, dépasse les 2,5 milliards d’euros. Mais, dans le même temps, des difficultés nouvelles sont apparues dans plusieurs domaines. Nous sommes confrontés à des obligations administratives et sécuritaires plus importantes, qui compliquent l’organisation d’événements. Et, depuis trois ans le secteur a connu plusieurs chocs financiers majeurs : nous avons d’abord été frappés de plein fouet par la pandémie, avec des recettes de billetterie en baisse de 82 % en 2020 et de 73 % en 2021 par rapport à 2019 ; et désormais, les salles doivent restreindre leur offre de programmation pour faire face à leurs difficultés budgétaires, liées à la hausse phénoménale des coûts de fonctionnement, d’énergie et de transport.
Est-ce une menace pour les artistes ?
Les artistes du top 30 sont relativement épargnés, car les grandes salles font le plein et restent rentables. Mais pour les autres, ces crises fragilisent encore plus leur statut. En résumé, tous les artistes ont besoin de la scène : pour les grands, ce sont de très gros revenus ; pour les petits, des revenus indispensables. Aujourd’hui, il est difficile pour nous, producteurs, de trouver l’équilibre financier en accompagnant les artistes émergents, même avec des dispositifs d’aide comme le crédit d’impôt pour le spectacle vivant. On sait pourtant qu’une carrière d’artiste se construit dans le temps. Si on ne le fait pas, comment va-t-on découvrir et accompagner les talents de demain ?
Le public, lui, est-il toujours au rendez-vous ?
Oui, et c’est rassurant. Après l’épisode pandémique, on a beaucoup craint une désaffection du public. Souvenez-vous, on parlait des concerts en streaming, dont beaucoup d’ailleurs se sont montrés innovants, on se demandait si ça allait devenir la norme ! Finalement, au cours de l’année 2022, la fréquentation des concerts est presque remontée au niveau de 2019. Quant au prix des billets, il a logiquement augmenté avec la hausse des coûts, mais avec des nuances : cette hausse est inférieure au niveau général de l’inflation pour les tarifs les plus bas, et supérieure pour les billets les plus chers, dans les plus grandes salles. Quant aux festivals, le tarif des pass a en moyenne augmenté un peu plus que l’inflation, mais en restant à des niveaux acceptables : la France demeure le pays où le pass festival moyen est le moins cher d’Europe.
Propos recueillis par JULIEN BISSON