Mon premier concert, si ma mémoire est bonne, a eu lieu le 15 octobre 1963, à Reims. Nous étions au début de ma tournée, ce spectacle consistait en un « tour de chauffe », comme on dit. Quelques jours avant, Édith Piaf disparaissait. À l’époque, les tournées étaient organisées différemment : quelqu’un présentait la soirée, il y avait ensuite une première partie, une vedette anglaise qui chantait trois titres, une vedette américaine qui en faisait sept, puis la seconde partie. Ce jour-là, j’ai démarré immédiatement en seconde partie. Je suis partie à l’aventure, la fleur au fusil, même si j’avais beaucoup travaillé. J’en garde un merveilleux souvenir, c’était la folie sur scène. À Marseille, quelques jours plus tard, mon arrivée avait provoqué une certaine frénésie : des rues étaient bloquées, des cars de police avaient été renversés… Je commençais les concerts avec « La Vie est belle » et finissais avec « L’École est finie » ; j’entrais alors sur scène une cloche à la main et portais des couettes, une jupe écossaise et un chemisier blanc – à l’époque, c’était très gonflé !
Avant mes premiers passages, j’étais malade d’angoisse. Ça a été comme cela pendant mes deux premières années. Puis, j’ai eu des problèmes de santé et j’ai dû arrêter la scène. J’aurais pu reprendre peu de temps après, mais mon manager de l’époque, Claude Carrère, pensait gagner davantage d’argent grâce aux ventes de disques qu’aux concerts, qui étaient coûteux à produire. Il a fallu que je cesse de travailler avec lui pour remonter sur scène, près de vingt ans plus tard, en 1985.
S’il m’arrive d’avoir un trou de mémoire, je regarde le public. Mon prompteur à moi est vivant
Ce 22 février-là, au Zénith, lors de mon retour sur scène, c’était quitte ou double. Tout le monde venait voir si j’étais capable de chanter en direct, je ne pouvais pas les décevoir. Pourtant, j’en garde un souvenir magique. Entre mes premiers concerts, en 1963, et celui-ci, en 1985, la musique disco était arrivée, et mon travail avait beaucoup évolué, en partie grâce au producteur et chanteur Yves Martin et au guitariste Nile Rodgers, du groupe Chic, qui a composé mon titre « Spacer ». Jusqu’alors, j’avais un public familial. À partir de 1977, notamment grâce au groupe de musique disco Sheila Black Devotion que nous avions créé avec trois chanteurs et danseurs afro-américains, Dany Mac Farlane, Freddy Stracham et Arthur Wilkins, mes spectacles ont attiré de nouvelles personnes venant des discothèques. Aujourd’hui, mon public est très hétéroclite, à la fois très jeune, plus âgé, composé de personnes LGBT… Le répertoire de mes tours de chant est étalé sur tellement de périodes que tout le monde y trouve son compte. C’est amusant de voir des jeunes de 20 ans connaître « Vous, les copains » par leur grand-mère. Certains d’entre eux m’ont déjà avoué qu’ils ne s’attendaient pas à un spectacle aussi rock et moderne. Le groupe H-TAAG, avec lequel je travaille, m’a aidée à rendre mes tournées plus « rock », en adaptant certaines vieilles chansons comme « Les Rois Mages ». De la grand-mère à la petite-fille de 10 ans, ceux et celles qui viennent me voir sur scène veulent faire la fête. Ils ne sont pas là pour rester assis dans un fauteuil, ce n’est pas un piano-voix. Je fais des spectacles avec des danseurs, des musiciens, en direct, ça bouge ! Je ne peux d’ailleurs pas finir un spectacle si la salle n’est pas debout. Mon objectif, c’est de terminer avec tout le monde qui chante et qui danse, toutes générations confondues. Et je suis très entêtée…
La scène me permet de tenir debout.
La préparation des spectacles me demande beaucoup de travail. Je perfectionne mon expression vocale à l’aide de cours de chant et mon endurance physique grâce à une pratique sportive régulière. Il faut pouvoir tenir deux heures et demie, en dansant, ce n’est pas rien ! Je chante sans prompteur, je fais travailler ma mémoire. Il faut être concentré pour interpréter une trentaine de chansons. Et s’il m’arrive d’avoir un trou de mémoire, ce qui est très rare, je regarde mon public, je fais un signe de tête et ce sont les spectateurs qui chantent. Mon prompteur à moi est vivant.
Parmi les concerts qui m’ont le plus marquée, il y a eu celui, en 2002, qui célébrait mes quarante ans de carrière, quelques semaines après la disparition de mes parents. Ou encore celui du 16 août 2017, alors qu’un mois auparavant, le 17 juillet, je perdais mon fils. Mes souvenirs de concerts sont souvent liés à des événements douloureux de ma vie. La scène me permet de tenir debout. Être Sheila, c’est ce qui m’aide à vivre, ce qui me donne du courage. Il y avait aussi ces moments, après les concerts, où des fans venaient me rencontrer, au cœur de la crise du sida. Je les faisais entrer en coulisses, nous discutions. L’un d’eux m’avait dit : « Ça y est, je peux mourir en paix. » Je lui avais répondu : « C’est hors de question ! Tu n’es pas venu m’annoncer que tu vas mourir, mais que tu vas vivre. » Le public et moi, nous avons traversé une vie ensemble, des drames amoureux, des belles histoires… Une vie que, d’ailleurs, beaucoup de couples n’ont pas connue. Soixante ans, ce n’est pas rien ! Je suis chanceuse, nous ne sommes pas nombreux à avoir eu des carrières aussi longues. Tant que je pourrai chanter et danser, voir des salles debout, le public heureux, je continuerai. C’est parce que j’aime la scène que je chante encore. J’en ai été privée pendant des années, j’aime à dire qu’aujourd’hui je rattrape le temps perdu. Voir les gens sourire, se tendre la main à l’écoute d’une chanson qui leur évoque un souvenir, c’est magique. En réalité, ma vie se résume à avoir fait des tubes qui sont entrés dans la vie des gens.
Conversation avec EMMA FLACARD