Voici un pays sans histoire. Plus exactement, sans une histoire nationale commune. Si les chrétiens maronites se réclament d’ancêtres phéniciens, leurs concitoyens sunnites, chiites ou druzes ont d’autres références et d’autres sujets de fierté. La guerre civile qui a ravagé le Liban entre 1975 et 1990 donne lieu à des récits différents et des analyses contradictoires. Il a fallu renoncer à établir un manuel d’histoire unique pour toutes les écoles du pays. Est-ce à dire que le Liban n’est pas une nation ?

Cette aventure multiconfessionnelle commence au viie siècle dans une montagne dont les replis permettent aux maronites d’échapper à la conquête musulmane après avoir résisté à la domination byzantine. Des musulmans chiites, fuyant les califats sunnites, y trouveront refuge à leur tour, en attendant que s’y installent des druzes, appartenant à une branche plus éloignée de l’islam. Les sommets enneigés de cette montagne, blancs comme le lait (labane en arabe, de la racine sémitique lbn), lui vaudront son nom.

Dans cet abri, quelques grandes familles de notables exercent un pouvoir héréditaire, et ce féodalisme traversera les siècles. Engagés dans des camps opposés lors des Croisades, chrétiens et musulmans tenteront par la suite d’échapper à l’autorité directe des Mamelouks puis des Ottomans, moyennant des luttes incessantes. L’émirat de la Montagne est dirigé successivement par les Maan (druzes), puis par les Chéhab (sunnites, devenus en partie maronites). Ce système prend fin en 1843, après une période de chaos. Le sultan ottoman et les puissances européennes imposent alors une division géographique sur une base communautaire : une préfecture maronite au Nord et une préfecture druze au Sud, avec un conseil élargi à d’autres communautés – des sunnites, des grecs-orthodoxes et des grecs-catholiques – implantées principalement dans les villes côtières. Cela n’empêchera pas, en 1860, des massacres de chrétiens, commis par des druzes avec l’aide de soldats ottomans. La France enverra un corps expéditionnaire de 6 000 hommes pour venir au secours de ces catholiques orientaux qu’elle considère depuis François Ier comme ses protégés.

 

Le Pacte national

La Première Guerre mondiale marque la disparition de l’Empire ottoman et la naissance du Liban moderne. C’est la France qui en dessine les frontières, après s’être partagé le contrôle de la région avec la Grande-Bretagne et avoir obtenu un « mandat » de la Société des nations. Le nouvel État, distinct de la Syrie voisine, réunit la Montagne, la vallée intérieure de la Bekaa et les villes côtières de Tripoli, Beyrouth et Saïda (Sidon). Il s’étend sur 10 500 kilomètres carrés et compte 600 000 habitants, dont 55 % de chrétiens, 124 000 sunnites, 104 000 chiites et 43 000 druzes. La Constitution de 1926 instaure un régime parlementaire, prévoyant une représentation équitable des différentes communautés dans les emplois publics.

Un haut-commissaire français détient l’essentiel du pouvoir et l’exerce souvent maladroitement. Les sunnites, qui réclamaient un rattachement à la Syrie, sont les plus hostiles à ce système dit de « minorités confessionnelles associées ». Cependant, en septembre 1943, leur chef de file, Riad el-Solh, conclut avec le président de la République élu, le maronite Béchara el-Khoury, un « pacte national » qui régira désormais la vie politique comme un complément de la Constitution. Dans cet accord non écrit, il est décidé que le chef de l’État et le commandant en chef de l’armée seront toujours des maronites, que le président du conseil sera sunnite, le président de la Chambre chiite et le chef d’état-major druze. Les dix-sept communautés reconnues obtiendront des ministères et des fonctions administratives proportionnelles à leurs tailles respectives. Les Libanais se déclarent indépendants à l’égard de l’Occident comme du monde arabe. Que vaut ce compromis historique ? « Deux négations ne font pas une nation », écrit alors le grand journaliste Georges Naccache. En 1946, une indépendance effective est enfin arrachée à la France.

 

En 1843, le sultan ottoman et les puissances européennes imposent une division géographique sur une base communautaire

 

Deux ans plus tard, lorsqu’éclate la guerre israélo-arabe, le Liban en fait le moins possible pour ne pas risquer de diviser son armée, qui ne compte d’ailleurs que 3 000 hommes. Les sionistes, de leur côté, évitent d’engager les hostilités avec ce voisin si particulier, n’excluant pas à l’avenir une alliance de minorités, juive et chrétienne.

Au cours des années 1950 et 1960, le Liban fait figure de « Suisse du Moyen-Orient ». Sa montagne, ses plages, ses boîtes de nuit, mais aussi la liberté qui y règne, son cosmopolitisme et son ouverture sur l’Occident en font une destination touristique très prisée. Libéralisme et secret bancaire lui permettent d’attirer des capitaux de toute la région. À Beyrouth, on s’amuse alors de la perplexité d’économistes étrangers qui renoncent à comprendre le « miracle libanais ».

Toute une élite se forme, avec un solide réseau d’écoles francophones et des universités d’excellent niveau. C’est la seule démocratie du monde arabe. C’est aussi l’unique pays où chrétiens et musulmans apprennent non seulement à cohabiter, mais à gouverner ensemble. Dans ces années-là, quand on arrive de Syrie, d’Irak ou d’Égypte, le contraste est saisissant. Il règne au Liban un air d’abondance et de liberté. On a l’impression d’être en Occident sans avoir quitté l’Orient.

Le pays sombre parfois dans la caricature : même les tribunaux peuvent être amenés, dans leurs condamnations, à tenir compte des équilibres communautaires… Outre le partage du pouvoir, le système confessionnel accorde aux autorités religieuses des prérogatives en matière d’état civil (naissance, mariage, décès, héritage) qui devraient normalement revenir à l’État. Tous les Libanais ne sont donc pas soumis aux mêmes règles. Ce communautarisme encourage le clientélisme et la corruption, qui sont pratiqués à grande échelle.

 

Une petite guerre civile

En 1956, la crise de Suez fait de Nasser un héros du monde arabe et, deux ans plus tard, la Syrie s’unit à l’Égypte pour former la République arabe unie. De son côté, le président de la République libanaise, Camille Chamoun, adhère à la « doctrine Eisenhower » destinée à combattre le communisme international. Aucun autre État arabe n’a franchi un tel pas. Le Liban est alors traversé par une vague de nassérisme qui l’entraîne dans un début de guerre civile. L’insurrection, à laquelle participent des sunnites, des druzes et même certains chrétiens du nord du pays, amène Chamoun à faire appel aux États-Unis. Le débarquement à Beyrouth de 15 000 marines américains contribue à mettre fin à la révolte.

Le commandant en chef de l’armée, le général Fouad Chehab, a su garder ses troupes en dehors du conflit. L’élection de cet homme consensuel à la présidence de la République va permettre au pays de retrouver une certaine unité. La « doctrine Eisenhower » est abandonnée. Le chéhabisme s’affirme comme une volonté de construire un État moderne, de tempérer l’économie libérale par une politique sociale et une planification, mais aussi de maintenir l’ordre par le biais du « Deuxième Bureau », c’est-à-dire les services de sécurité de l’armée.

La « Suisse du Moyen-Orient » a encore de beaux jours devant elle. On y vit sur un volcan avec une solide insouciance. Beyrouth fait figure de capitale culturelle et politique du monde arabe. Chaque année, le Festival de Baalbeck accueille des artistes locaux et internationaux dans un décor féerique. Cerise sur le gâteau : en août 1971, Georgina Rizk, 18 ans, est élue Miss Univers…

 

À l’heure palestinienne

Le Liban va se tenir prudemment à l’écart des deux guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973. Cela ne lui évitera pas de devenir le principal refuge des exilés palestiniens et le QG de leurs groupes armés.

En décembre 1968, le Front populaire de libération de la Palestine (FPLP) lance des grenades contre un Boeing de la compagnie israélienne El Al à l’aéroport d’Athènes, tuant un Israélien et en blessant un autre. Réaction foudroyante de l’État hébreu : l’essentiel de la flotte de la Middle East Airlines libanaise est détruit à Beyrouth.

Aucun des autres voisins arabes d’Israël – Égypte, Syrie, Jordanie – ne s’est montré très accueillant pour les Palestiniens chassés de leurs terres. C’est paradoxalement le plus petit pays qui porte le fardeau le plus lourd. Les réfugiés qui s’entassent dans des camps au Liban sont en majorité sunnites. De quoi inquiéter fortement les maronites qui y voient un redoutable rééquilibrage du pays en faveur des musulmans.

 

Après l’insurrection de 1958, la “Suisse du Moyen-Orient” a encore de beaux jours devant elle. On y vit sur un volcan avec une solide insouciance

 

Les combattants palestiniens dirigés par Yasser Arafat choisissent de s’implanter au pays du Cèdre, bientôt qualifié de « Fatahland ». « La Révolution a débarqué au Liban parce que c’était un jardin sans clôture », dira Chafiq Al-Hout, le premier représentant de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) à Beyrouth. En novembre 1969, dans un accord signé au Caire, le Liban se résout à reconnaître à la résistance armée palestinienne le droit d’agir sur son territoire. Il paiera cher cet abandon de souveraineté.

Le 13 avril 1975, à Aïn el-Remmaneh, un quartier populaire chrétien de la banlieue de Beyrouth, le chef des Phalanges (Kataeb), Pierre Gemayel assiste à la consécration d’une nouvelle église maronite. Quatre membres de son entourage sont mortellement atteints par des coups de feu tirés de véhicules non identifiés. Les représailles ne se font pas attendre : des miliciens phalangistes mitraillent un bus transportant des Palestiniens et tuent ses vingt-sept occupants. Des violences éclatent aussitôt dans divers quartiers de la capitale, et l’ensemble du pays ne tarde pas à s’embraser.

Deux camps se forment. D’un côté, le Mouvement national, qui regroupe majoritairement des musulmans solidaires des Palestiniens ainsi que des militants de gauche et réclame un rééquilibrage confessionnel des pouvoirs. De l’autre, le Front libanais, qui réunit essentiellement des chrétiens et veut obtenir le désarmement des groupes palestiniens. 

 

Un conflit de plus en plusillisible

Batailles rangées, combats d’artillerie, tireurs embusqués, enlèvements, contre-enlèvements, tortures, massacres en tous genres… Cette guerre civile est aussi une guerre régionale, plusieurs États y étant engagés par procuration, en attendant que deux d’entre eux, la Syrie et Israël, entrent dans la mêlée et occupent une partie du Liban. Et c’est parallèlement une série de guerres intestines, car les conflits intraconfessionnels – notamment entre milices maronites et entre milices chiites – sont les plus sanglants.

Une économie de guerre se met en place, avec des financements étrangers. Chaque milice impose des taxes sur les territoires qu’elle contrôle et crée des ports pour recevoir des armes. À mesure que les combats s’intensifient, le conflit devient illisible : chaque camp est divisé en multiples factions concurrentes, avec des renversements d’alliance déconcertants.

Le dirigeant syrien Hafez el-Assad se pose en défenseur des Palestiniens, pourvu qu’ils ne s’installent pas chez lui. Mais voilà qu’en juin 1976, il change brusquement son fusil d’épaule : craignant les conséquences d’une victoire des militants de gauche et d’un effondrement du camp chrétien, il envoie des troupes dans la vallée de la Bekaa et le nord du Liban pour bloquer l’avance de ses alliés de la veille. Ce qui ne l’empêchera pas de se retourner plus tard contre les chrétiens ou de faire assassiner le chef de la communauté druze, Kamal Joumblatt, qui était initialement à la tête du Mouvement national. Quant aux maronites du Front libanais, ils se perdent régulièrement en guerres fratricides. Ainsi, en juin 1978, un commando phalangiste attaque en pleine nuit la résidence de l’ancien président Soleiman Frangié dans le nord du pays et assassine une partie de sa famille.

 

Sabra, Chatila… et bien d’autres

Israël, pour sa part, ne va reculer devant rien pour briser l’alliance syro-palestinienne et favoriser la naissance – illusoire – d’un petit Liban chrétien. Le 14 mars 1978, en réponse à un attentat meurtrier du Fatah, 25 000 hommes de Tsahal, appuyés par l’aviation, envahissent le sud du Liban jusqu’au fleuve Litani. L’opération fait plus de 2 000 morts et amène quelque 200 000 habitants à se réfugier dans les environs de Beyrouth. Une ceinture de pauvreté chiite ne cesse de grossir autour de la capitale. Dans cette communauté, le mouvement Amal est progressivement supplanté par le Hezbollah (« Parti de Dieu »), religieux et beaucoup plus radical, parrainé par le régime islamique iranien.

En juin 1982, les forces israéliennes conduites par Ariel Sharon s’avancent jusqu’à Beyrouth après avoir bombardé les villes côtières. Les infrastructures de l’OLP sont rasées. Deux mois plus tard, alors que l’ouest de la capitale est privé d’eau et d’électricité, une Force multinationale composée de soldats américains, français et italiens évacue Yasser Arafat (qui se replie en Tunisie) et près de 11 000 combattants palestiniens. Leur départ sera immédiatement comblé par le Hezbollah.

 

Trente ans plus tôt, les mouvements palestiniens étaient au Liban un État dans l’État. Maintenant on a affaire à un État islamique au-dessus d’un non-État

 

C’est dans ce contexte que le jeune chef phalangiste Béchir Gemayel, élu président de la République le 23 août 1982, meurt trois semaines plus tard dans un attentat. Survient alors l’effroyable massacre de Sabra et Chatila : les Israéliens laissent entrer dans ce camp palestinien des phalangistes fous de rage qui vont assassiner sans pitié quelque 1 500 hommes, femmes et enfants. Sabra et Chatila restera comme le symbole des horreurs de cette guerre, au point de faire oublier toutes les autres, commises par tous les camps, sans exception.

Un volume entier ne suffirait pas pour relater les événements des années suivantes, marquées par l’explosion de voitures piégées, de terribles attentats-suicides du Hezbollah contre des casernes américaine et française, ainsi que de nouvelles divisions dans chaque camp.

Une négociation parrainée par la Ligue arabe conduit finalement, le 22 octobre 1989, à l’accord de paix de Taëf, en Arabie saoudite. La guerre civile, qui va durer encore plusieurs mois, aura fait quelque 145 000 morts et près de 200 000 blessés ou handicapés, sans compter les innombrables personnes chassées de leur région. Tous les crimes qui y ont été commis sont couverts par une loi d’amnistie.

 

L’assassinat de trop

Aucun recensement de la population n’a été effectué depuis… 1932. Il est clair cependant que les musulmans sont désormais plus nombreux que les chrétiens. Sans remettre en question le Pacte national de 1943, l’accord de Taëf prévoit un partage à égalité des sièges de députés et le transfert d’une partie des prérogatives du président de la République (maronite) au président du Conseil (sunnite) et au Parlement, présidé par un chiite. Tout en décrétant la fin du confessionnalisme politique, l’accord ne fait que le conforter !

L’État libanais retrouve une souveraineté très relative : la tutelle syrienne est officialisée et l’occupation israélienne d’une partie du territoire ne s’achèvera que neuf ans plus tard. Toutes les milices doivent se dissoudre et remettre leurs armes à l’État. À l’exception du Hezbollah, sous prétexte que le « Parti de Dieu » défend le territoire national face à l’ennemi sioniste.

Aucune communauté n’a échappé à l’assassinat de son principal leader du moment : Kamal Joumblatt (druze, 1977), Moussa Sadr (chiite, 1978), Béchir Gemayel (maronite, 1982), Rachid Karamé (sunnite, 1987). Le crime politique s’est tellement banalisé qu’à son domicile de Beyrouth, Walid Joumblatt a accroché un portrait de son grand-père, un autre de son père, et a laissé une place vide dans l’hypothèse où il serait éliminé à son tour...

L’assassinat de trop, si l’on peut dire, survient le 14 février 2005. L’ancien président du Conseil Rafic Hariri, opposé à l’occupation syrienne, est tué dans l’explosion de son véhicule blindé, sur le front de mer, à Beyrouth. Le régime de Damas et son allié le Hezbollah sont aussitôt montrés du doigt. Les obsèques d’Hariri font descendre dans la rue des centaines de milliers de sunnites, de druzes et de chrétiens, dans un élan national de protestation. Le 8 mars, les deux mouvements chiites Amal et Hezbollah témoignent de leur force en organisant une manifestation d’un demi-million de personnes. À quoi l’autre camp répond le 14 mars par une contre-manifestation encore plus grande… Désormais, la classe politique libanaise sera coupée en deux : le rassemblement du 8 mars comprend les chiites et les partisans chrétiens du général Aoun (qui est rentré d’exil et a tourné casaque après avoir incarné l’opposition à la Syrie), tandis que le rassemblement du 14 mars réunit la plupart des sunnites, les druzes et tous les autres chrétiens. Une forte pression internationale s’exerce sur la Syrie qui finit par plier armes et bagages le 26 avril, après une présence armée de vingt-neuf ans.

Les Libanais ont à peine le temps de souffler qu’éclate une nouvelle guerre. Le 12 juillet 2006, deux soldats israéliens sont enlevés par le Hezbollah dans le but de permettre un échange de prisonniers. Tsahal riposte aussitôt par un déluge de feu, rendant responsable le Liban de ce kidnapping puisque son gouvernement de coalition compte deux membres du « Parti de Dieu ». Aux tirs du Hezbollah répondent des raids aériens qui ne se limitent pas à la zone frontalière. Le chef d’état-major israélien a menacé de renvoyer le pays du Cèdre « cinquante ans en arrière », mais cette guerre de 33 jours n’a fait que d’énormes dégâts des deux côtés : 150 morts et 400 000 déplacés en Israël, 1 200 morts et plus de 900 000 déplacés au Liban.

Le Hezbollah chiite a été ovationné dans les capitales arabes par des sunnites. Plus rien ne pourra se faire au Liban sans son aval. Trente ans plus tôt, les mouvements palestiniens étaient au Liban un État dans l’État. Maintenant on a affaire à un État islamique au-dessus d’un non-État.

La guerre civile qui survient en 2011 dans la Syrie voisine ne fait qu’aggraver les choses : les sunnites soutiennent les rebelles, alors que le Hezbollah combat aux côtés du régime de Damas. Le Liban sera contraint d’accueillir plus d’un million de réfugiés, soit le quart de sa propre population.

 

Une révolution avortée

En octobre 2019, c’est aux cris de Thawra (« révolution », en arabe) que le pays du Cèdre donne l’impression de s’embraser. L’instauration d’une taxe mensuelle de 2 dollars sur les applications téléphoniques gratuites provoque un soulèvement inattendu. Des centaines de jeunes manifestants en colère organisent des sit-in dans des lieux emblématiques, comme la place des Martyrs, à Beyrouth. Ce n’est plus seulement la « taxe WhatsApp » qui est dénoncée, mais l’incurie de la classe politique, le clientélisme et la corruption. Des membres de toutes les communautés, unis derrière le drapeau libanais, conspuent l’ensemble des dirigeants, sans exception. À chaque nom prononcé dans des porte-voix, les foules répondent : « Kellon yaané kellon  ! » (« Tous, ça veut dire tous ! »). Décidés à faire le ménage, certains manifestants sont munis d’un balai… La présence active de nombreuses jeunes femmes contraste avec la classe politique qui vieillit dans ses fauteuils et reste exclusivement masculine. Mais cinq mois de mobilisation et la chute du gouvernement ne suffiront pas. L’épidémie de Covid contribue à tuer le mouvement qui ne renaîtra pas à la sortie du confinement.

Un tout autre séisme ébranle Beyrouth le 4 août 2020 : l’explosion de 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium qui étaient stockées dans des silos du port. La catastrophe coûte la vie à 235 personnes, fait au moins 7 500 blessés et détruit ou abîme quelque 60 000 bâtiments. Qui est le groupe politico-mafieux qui a engrangé de manière criminelle une telle bombe en puissance ? Et pourquoi les autorités l’ont-elles laissé faire ? À ce double scandale va s’ajouter l’impossibilité de faire aboutir l’enquête.

Les silos ont explosé alors que le pays est au bord de la faillite. L’économie ne tient plus que grâce aux transferts de fonds de la diaspora. Même les produits de base deviennent inaccessibles. Des Libanais expatriés ou ayant un pied à l’étranger débarquent à Beyrouth avec des valises chargées de médicaments, de lait ou de couches pour bébés…

Il ne restait plus à ce pauvre Liban que de subir, une fois de plus, les conséquences d’une « guerre des autres », celle qui a commencé le 7 octobre 2023 à Gaza et s’est invitée un an plus tard sur son territoire. Les bombardements israéliens sont perçus comme un châtiment collectif, même si une bonne partie des Libanais se réjouit de l’affaiblissement du Hezbollah. Et tout cela en pleine vacance du pouvoir puisque les députés, déjà convoqués à douze reprises, n’ont toujours pas réussi à élire un successeur au président de la République Michel Aoun, dont le mandat a pris fin le 31 octobre 2022. Lors de la quatrième session, l’un des votants n’a pas mis un nom dans l’urne : son bulletin contenait le mot « condoléances ». Le Liban, en danger de mort, ressuscitera-t-il encore une fois ? 

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