Pas besoin d’entendre les ordres qu’il donne
pour savoir si quelqu’un a l’autorité,

il vous suffit de regarder sa bouche :
quand un général en train de faire un siège

voit la brèche qu’ouvrent ses troupes dans le mur d’une ville,
quand un bactériologiste

comprend en un éclair ce qui ne marchait pas
dans son hypothèse, quand,

d’un seul coup d’œil au jury, le procureur
sait que l’accusé va être pendu,

leurs lèvres et les lignes qui sont autour
se relâchent, prennent une expression

qui n’est pas de simple plaisir à faire
leurs douces quatre volontés, mais aussi de satisfaction

d’être dans le vrai, d’incarner
Fortitudo, Justicia, Nous.

Vous pouvez ne pas les aimer beaucoup
(Qui le fait ?), mais nous leur devons

basiliques, divas,
dictionnaires, poésie pastorale,

les courtoisies de la cité :
sans ces bouches judiciaires

(qui pour la plupart appartiennent
à de très grandes fripouilles),

combien serait sordide l’existence,
attachée à vie à quelque village de huttes,

redoutant le serpent local
ou le local démon du gué,

parlant le patois local
de quelque trois cents mots

(pensez aux querelles de famille et aux
plumes empoisonnées, pensez à la consanguinité),

et, ce midi, il n’y aurait pas une autorité
pour ordonner cette mort.

 Horae Canonicae, traduit de l’anglais par Bernard Pautrat, Rivages poche, 2006

 

Horae Canonicae consiste en sept poèmes qui correspondent aux offices monacaux. Du réveil à l’aube suivante, une méditation sur ce qu’est une journée ordinaire, en écho au Vendredi saint de la Passion. Les vers ci-dessus sont extraits de « Sexte ». Il est midi, l’heure de la crucifixion. Nous sommes au cœur d’une journée de travail, de vie dans la cité. W.H. Auden a soutenu les mouvements progressistes des années 1930 avant de renier ses poèmes militants. En 1940, il renoue avec la foi anglicane, sans perdre son anticonformisme ni son humour. Voici qu’il se confronte à ceux qui représentent l’auto­rité. Sans ellipse, avec clarté, une suite de distiques badins pour une subtile réflexion morale à partir de trois exemples – un général, un bactériologiste, un juge – bientôt confondus en des bouches qui commandent. Sûrs de leur droit, ils incarnent les vertus classiques de force, justice et intelligence et sont à l’origine de nos plaisirs sociaux. Ce sont pourtant de telles fripouilles qui ont ordonné la mort du Christ. « Car sans le ciment d’un sang (et il le faut humain, il le faut innocent) il n’est pas de mur séculier qui soit sûr de tenir debout. » À nous individus de reconnaître notre responsabilité dans ce sacrifice, et de choisir d’aimer notre tordu de voisin, avec notre cœur tordu. 

 

 

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