Terme d’origine religieuse (saint Paul utilise le grec charisma pour désigner le « don » ou la qualité spécifique qui permet à un individu de trouver sa place dans la communauté de l’Église), le charisme est devenu une notion communément appliquée au domaine politique. L’une des sources de cette application est le sociologue allemand Max Weber qui voyait dans le charisme l’un des principaux motifs d’adhésion à une forme de pouvoir ou de domination : à côté de la tradition et de la légalité des lois et des règlements, on suit les demandes ou les ordres de quelqu’un parce qu’il semble doté de qualités « extraordinaires » : éloquence, intelligence, capacité d’anticipation d’un danger ou d’une chance, rayonnement… 

Mais tout cela devrait-il encore avoir une telle place en démocratie ? Ne devrait-on pas plutôt choisir les dirigeants les plus compétents, les plus honnêtes et les plus soucieux du bien commun, plutôt que les plus séduisants, les plus brillants, les plus « enthousiasmants » ?

La question est sans doute aussi vieille que la démocratie. Car celle-ci est précisément ce régime qui permet de choisir ses dirigeants et de les renvoyer chez eux. La dimension personnelle, et le charisme ou l’absence de charisme, font partie des données dont ne peuvent jamais faire tout à fait abstraction les électeurs et les candidats aux fonctions de gouvernement, y compris les plus élevées (si elles sont électives : on ne demande pas à la reine d’Angleterre d’être charismatique pour être reine d’Angleterre).

Un point récurrent dans ce qu’on a désormais coutume d’appeler le « Hollande bashing » vise l’absence de charisme du président de la République. Cette critique a été favorisée par le fait que François Hollande avait construit sa campagne en se démarquant de figures jugées plus charismatiques mais exaspérantes et clivantes, comme Nicolas Sarkozy, voire carrément immaîtrisables, comme Dominique Strauss-Kahn. Soudain l’absence de charisme était devenue une qualité, un élément rassurant du « candidat normal » qui ­n’allait pas agresser les Français par son « hyper-présence » envahissante, et qui semblait savoir gouverner ses pulsions. 

Mais du candidat au « président ­normal », la question du charisme devait faire retour, car la Ve République a pu être décrite par un constitutionnaliste américain, Bruce Ackerman, comme une « institutionnalisation du charisme de son fondateur, de Gaulle ». Les prérogatives considérables du président, l’héritage monarchique que de Gaulle voulut concilier avec la structure républicaine, la solennité de la fonction, le souvenir de la « grandeur » du verbe gaullien ou mitterrandien, font peser une ombre difficile pour des personnages plus quotidiens. 

Y aurait-il un problème franco-­français du charisme présidentiel, attendu par les institutions, mais aujourd’hui battu en brèche par le caractère moins exceptionnel des circonstances, par l’intégration à une Europe qui tape sur les doigts quand on est « déficitaire récidiviste », par l’impuissance face aux marchés, mais aussi par les incitations des médias en continu à montrer le gouvernant dans sa vie quotidienne, avec sa famille, ses amours, ses faiblesses ?

Quittons un peu l’Hexagone. En Allemagne, l’expérience totalitaire de la domination du Führer connu pour électriser des foules hystériques a produit une méfiance marquée par rapport au charisme souvent associé, en politique, à des vertus relevant d’un certain registre virilo-militaire : la résolution, la décision, la capacité d’entraînement, l’autorité… Personnage a priori relativement terne, mais reconnue comme habile et rassurante, Angela Merkel a été réélue alors que la plupart des gouvernants européens ont rarement réussi à enchaîner deux mandats. C’est aussi le cas de Dilma Rousseff au Brésil, pourtant abondamment moquée pour son absence de charisme, sa parole hésitante, l’ennui qui se dégagerait de ses prestations télévisées. Il est vrai que la succession de Lula était à cet égard difficile. Elle a pourtant été réélue, certes de justesse, contre des candidats et candidates jugés plus flamboyants. 

Une certaine sobriété semble payer électoralement dans un contexte d’inquiétude et d’agacement face aux frasques d’un monde politique perçu comme distant. Dilma Rousseff put ainsi décrire son adversaire de centre droit comme un golden boy éloigné du peuple ; quant au charisme de sa rivale socialiste Marina Silva, il n’était peut-être pas étranger à sa ferveur religieuse évangélique ; or celle-ci joua en sa défaveur lorsqu’elle prit des positions embarrassantes sur l’avortement et l’homosexualité. Apparemment plus rationnelles, étrangères au bling-bling, éventuellement terre à terre, et bénéficiant l’une d’un contexte économique favorable, l’autre d’un recul de la grande pauvreté grâce à des mesures votées par ses prédécesseurs, Angela Merkel et Dilma Rousseff montrent-elles que le charisme n’est pas nécessairement la qualité la plus décisive aux yeux des électeurs ? Ou bien que ceux qui ne leur reconnaissaient aucun charisme avaient manqué une mutation : l’apparition d’un charisme démocratique moins « viriliste », moins « exceptionnel », où les qualités de sérieux, de constance et d’apparente proximité comptent plus que les éclats narcissiques ? 

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