Dans son célèbre article des lucioles de 1975, Pasolini parlait du discrédit qui frappait la classe politique italienne en ces termes : « Ils n’ont en rien soupçonné que le pouvoir réel agit sans eux et ils n’ont entre les mains qu’un appareil inutile. » Que reste-t-il de l’homme d’État lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir ? s’interrogeait Pasolini. Des masques, des spectres en complets-­vestons, usant d’une langue morte plus obscure que le latin. 

Le diagnostic est toujours d’actualité. Le discrédit à l’égard du pouvoir politique est lié au déclin de la souveraineté des États. Ce déclin est provoqué par la rencontre de plusieurs révolutions simultanées qui affectent :

1. l’histoire du capitalisme à travers la financiarisation et la mondialisation des marchés ;

2. l’histoire de l’Europe avec la construction européenne qui opère une déconstruction des États-nations qui la composent ;

3. l’histoire des technologies de l’information et de la communication, avec la surexposition et la banalisation des hommes politiques ;

4. l’histoire géopolitique au sein de laquelle la France se voit assigner une place déterminée dans l’intégration euro-occidentale post-guerre froide. 

Le lien entre la puissance d’agir et l’incarnation du pouvoir s’est perdu. D’un côté, on a des pouvoirs sans visage (les marchés, les agences de notation, Bruxelles, Wall Street) et, de l’autre, des visages impuissants. Le développement des réseaux sociaux et des chaînes d’info en continu n’a fait qu’aggraver cette situation. Plus les hommes politiques sont exposés médiatiquement, plus leur impuissance apparaît.

Le discrédit qui frappe la parole politique n’est donc pas conjoncturel, il n’est pas lié seulement au contenu des discours ni même aux mensonges ou aux promesses non tenues. C’est une crise générale de crédibilité qui affecte l’économie des discours et jette le soupçon sur toutes les figures publiques d’énonciation, tous les « auteurs » de la mediasphère : journalistes, animateurs TV, sportifs, stars, managers, médecins, intellectuels… Une crise de l’auctoritas qui entraîne dans la même spirale du discrédit l’autorité du narrateur, la vraisemblance de son récit et la crédibilité de l’action narrée. Triple impasse de la crédibilité.

Première impasse : la perte d’autorité du narrateur. Les traits du sujet néolibéral auxquels l’Homo politicus doit s’identifier peu ou prou s’il veut être entendu par son époque, sont ceux de l’homme flexible, versatile, liquide analysé par le sociologue Zygmunt Bauman, ou encore ceux de l’individu stratège « axé sur le court terme » dont parle son collègue américain Richard Sennett. Bref ce que les théoriciens du récit considèrent comme un narrateur peu fiable. Exemple : Sarkozy et le mariage pour tous.

Deuxième impasse : de même que l’inflation monétaire ruine la crédibilité d’une monnaie, l’inflation d’histoires suscitée par la voracité des médias ruine la crédibilité du narrateur politique. Par ailleurs, la concurrence que se livrent sur les réseaux sociaux des millions de narrateurs dans le but de capter les attentions impose une mobilisation permanente qui a un effet corrosif sur la crédibilité de toute parole publique. 

Troisième impasse : le volontarisme impuissant. Plus l’État est désarmé, plus il doit afficher son volontarisme. Mais comme l’État est privé de ses moyens d’agir, ce volontarisme n’a aucune chance d’être suivi d’effets. Il faut donc qu’il ­s’affiche avec plus de force pour se recrédibiliser, démonstration qui va accentuer encore le sentiment d’impuissance de l’État. C’est la spirale de la perte de légitimité. Exemple : Hollande et l’inversion de la courbe du chômage.

La scène politique a acquis avec l’explosion d’Internet et les chaînes d’info en continu le caractère d’une danse macabre au cours de laquelle l’Homo politicus se dépouille un à un de ses pouvoirs, de ses attributs, de son prestige, de sa majesté et perd jusqu’à sa dignité… (Berlusconi, DSK, Sarkozy, Hollande). De Clinton à Sarkozy, en passant par Blair, Bush et Obama, apparaît sous la loupe des nouveaux médias un chef d’État surexposé, proche jusqu’à l’obscène, omniprésent jusqu’à la banalisation. Toute la symbolique du souverain s’est effondrée. L’incarnation de la fonction présidentielle a cédé la place à l’exhibition de la personne du président.

En réponse à ce déclin du politique, les termes du choix sont peu nombreux ; ils n’ont pas changé depuis les années 1970, époque où l’économiste américain Albert Hirschman a montré que face au déclin des marques, des organisations ou des États, les individus ont à leur disposition trois choix possibles lorsqu’ils sont mécontents : Exit, Voice and Loyalty. Les termes du choix restent valables et ils s’expriment ainsi à l’occasion : la sortie du système ou l’abstention (Exit), la prise de parole et l’indignation (Voice), la fidélité résignée (Loyalty). 

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