Lorsque, jeune anthropologue dans les années 1980, je me suis installé chez les Asháninkas du Pérou pour étudier leur mode de vie et leur utilisation écologique des ressources, l’ayahuasca était encore largement inconnue au-delà des frontières de l’Amazonie. L’ayahuasca est une boisson hallucinogène à base de plantes. Traditionnellement, elle se prend en compagnie d’un chaman, et elle a un effet psychotrope, occasionnant hallucinations et vomissements. C’est une pratique tout sauf anodine. Il y a une souffrance physique, et parfois même, pour certains, un phénomène de dépersonnalisation ou des épisodes psychotiques. Quand vous enlevez le couvercle de votre conscience en prenant un psychédélique comme l’ayahuasca, impossible de savoir ce qui peut surgir…

L’ayahuasca est très important dans les cultures amazoniennes. Sa pratique n’est toutefois pas religieuse. Du point de vue des indigènes, c’est plutôt une technique de connaissance. On prend cette mixture pour acquérir un savoir, notamment sur les propriétés médicinales des plantes. Pourtant, depuis quelques années, bon nombre de voyageurs occidentaux se pressent à la porte des chamans d’Amazonie pour boire cette décoction à laquelle ils attribuent un sens presque spirituel.

 

Les pèlerins de l’ayahuasca

Qui sont ces « touristes chamaniques » ? D’après les récentes recherches de l’anthropologue américaine Evgenia Fotiou, il s’agit pour les deux tiers d’hommes, en grande majorité des Européens et des Nord-Américains blancs, adultes, exerçant une profession, qui ont tous en commun le fait de ne pas être satisfaits de leur mode de vie occidental – cela peut aller de la société de consommation à la médecine moderne, en passant par les monothéismes. Ils cherchent à travers l’ayahuasca à reconnecter leur tête à leur corps, et leur vie à la nature.

Ce « tourisme chamanique » est un phénomène très récent. Lorsque j’ai publié mon livre Le Serpent cosmique : l’ADN et les origines du savoir en 1995, l’ayahuasca était encore très confidentielle. Mais dans les années qui ont suivi, d’autres livres sur le sujet sont sortis, et de plus en plus de jeunes ont cherché à faire cette expérience. Cette temporalité n’est pas anodine ! On connaissait déjà l’ayahuasca dans les années 1960, Allen Ginsberg et William Burroughs en ont d’ailleurs publié des descriptions très précises et colorées dans Les Lettres du Yage. Pourtant, cela n’a pas déclenché une ruée d’Occidentaux en Amazonie. À cette époque, ils se contentaient du LSD, un hallucinogène sans goût et sans douleur. Puis il y a eu les années 1970-1980, une période de consumérisme intense, avec des drogues comme la cocaïne qui ne provoquaient plus d’hallucinations mais se concentraient sur un plaisir immédiat. C’est à partir de ce moment que les jeunes, désabusés, ont commencé à se poser des questions sur la vie, sur leur corps, sur leurs valeurs. Ils souffraient de ce fameux « désenchantement » dont parlait Max Weber. Ils sont alors allés frapper à la porte des chamans d’Amazonie, avec ce rêve de soigner leur corps et leur tête en passant par des expériences radicales, parfois violentes et douloureuses – faire des milliers de kilomètres pour aller prendre une drogue qui va vous purger de toutes les manières possibles est une démarche radicale.

« Quitter sa zone de confort, partir dans une autre culture, souffrir pour accéder à la guérison et à la connaissance de soi est une démarche très occidentale »

L’anthropologue Evgenia Fotiou considère ces touristes de l’ayahuasca comme des sortes de pèlerins, au sens classique du terme. Quitter sa zone de confort, quitter les siens, partir au loin, dans une autre culture ; souffrir pour accéder à la guérison et à la connaissance de soi est une démarche très occidentale ! En partant en Amazonie, les touristes de l’ayahuasca reproduisent une forme de pèlerinage, tout comme ceux qui font le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle – dont le chiffre ne cesse d’ailleurs lui aussi d’augmenter depuis les années 1990.

 

Vampires blancs

Comment cet engouement occidental pour l’ayahuasca est-il perçu par les autochtones ? De ce que j’ai pu constater, ils sont tout sauf surpris. Traditionnellement, les Amazoniens considèrent les Blancs comme des malades, ou plus précisément comme des sortes de vampires, obsédés par l’extraction de valeur, la production, l’accumulation. Ils vivent dans des mondes de luxe et de technologie, et pourtant, quand ils viennent chez eux, ils en veulent toujours plus – ils vampirisent l’or, le pétrole, le charbon… C’est assez incompréhensible pour ces populations, car l’accumulation est littéralement impossible dans la jungle – au bout de six mois, tout pourrit, à cause de l’humidité et de la chaleur. Toujours est-il que, lorsqu’ils voient les enfants de ces Blancs arriver chez eux pour être soignés, ils ne s’en étonnent pas et les accueillent.

Bien sûr, cela entraîne des changements dans les pratiques locales. Il y a encore quelques décennies, les chamans étaient des gens de peu, vêtus de guenilles, parce que quelqu’un qui sait beaucoup n’a pas besoin de se parer. Lorsque les Occidentaux sont arrivés, ils ont amené avec eux un désir de spiritualité, une envie de croire en de nouvelles choses, mais aussi un besoin latent de retrouver les attributs de la religion. On a alors vu de nouvelles pratiques émerger – le fait de se vêtir tout en blanc pour prendre l’ayahuasca par exemple, ou l’emprunt de symboles au bouddhisme. Pour les populations indigènes, qui ont toujours été syncrétiques, cela n’a pas vraiment posé de problème. Mais pour les Occidentaux, ce plaquage spirituel a pu provoquer des malentendus. Ils prennent par exemple le chaman pour un saint homme, voire un gourou, et s’y livrent les yeux fermés, ce qui peut donner lieu à des abus.

On peut bien sûr se demander si ce tourisme de l’ayahuasca ne peut pas aussi être perçu comme une nouvelle forme de « vampirisation ». Je me suis rendu compte lors de mes enquêtes sur le terrain qu’il y avait eu un changement de position à ce sujet. Jusque dans les années 1980, les Asháninkas, y compris ceux avec lesquels je vivais, étaient très avares de détails sur l’ayahuasca. Puis il y a eu un tournant. À la fin des années 1980, ils étaient engagés dans une lutte pour leur survie avec le gouvernement afin d’essayer de récupérer des terres, et ils ont compris qu’il leur fallait communiquer leur savoir pour exister, pour être pris au sérieux. D’un seul coup, la porte a été ouverte, et l’ayahuasca partagé avec tous. Avec cette seule limite : la boisson ne doit pas être exportée. Aujourd’hui, tous ceux à qui je demande ce qu’ils pensent de ces Blancs qui viennent chez eux boire de l’ayahuasca ont la même réponse : « S’ils viennent pour apprendre, s’ils respectent notre façon de faire, ils sont les bienvenus. Mais s’ils emportent la boisson chez eux, c’est une énième extraction, une énième vampirisation. » 

 

Conversation avec LOU HÉLIOT

 

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