COULOUNIEIX-CHAMIERS (Dordogne). La nuit cherche à prendre de l’avance cet après-midi. L’hiver aussi, qui tombe en pluie fine et glacée sur la forêt. Dans le salon de Dominique Poumeyrol, un feu de cheminée crépite. Deux Cavaliers King Charles qui somnolaient sur le canapé, au grincement de la porte d’entrée, se précipitent pour souhaiter la bienvenue avec insistance. « Avant, j’avais un élevage, confie le maître des lieux, 68 ans, des yeux bleus et le front dégarni. C’était beaucoup de boulot, j’ai dû arrêter. »
Il faut dire que les journées de Dominique Poumeyrol sont bien remplies. Depuis douze ans, l’ancien directeur de prison consacre son quotidien à la lutte contre les dérives sectaires en tant que président de l’antenne périgourdine de l’Adfi, l’Association pour la défense des familles et de l’individu victimes de sectes. Reconnu d’utilité publique, cet organisme est répertorié sur le site de la Miviludes, la mission interministérielle de lutte contre les dérives sectaires. Les cas suspects arrivent directement à lui par le biais de proches de victimes qui, inquiets, le contactent pour lui demander de tirer l’affaire au clair. Dominique s’exécute et, s’il estime qu’il y a danger, constitue un dossier pour que la personne qui l’a mandaté puisse saisir la justice plus facilement.
« Toute activité de bien-être n’est pas synonyme de dérive sectaire, mais ce domaine est un vrai terreau »
C’est dans les années 1990, au contact de mis en cause dans des affaires liées aux sectes, que Dominique Poumeyrol prend conscience du danger du phénomène. « J’ai même connu des surveillants de prison un peu déviants », confie-t-il. Un épisode l’a particulièrement marqué. Alors secrétaire général de l’Union syndicale pénitentiaire (USP), il reçoit une invitation de la part d’une association qui propose une méthode pour réduire l’agressivité dans les prisons. Curieux, il se rend à Paris pour les rencontrer. Il est reçu avec faste dans un hôtel particulier, où une vidéo lui est présentée. « Le programme était garanti sans échec, ça sentait la secte à plein nez », dit-il. Les adeptes cherchaient à se servir du fonctionnaire et de son réseau pour convaincre le ministère de la Justice de leur octroyer des financements.
Sur sa table en bois massif couverte d’une nappe blanche irisée, Dominique Poumeyrol sort une chemise en papier vert anis, le dossier en cours. Une mère divorcée soupçonne son ancienne épouse, à qui leur fils unique a été confié, de fréquenter le milieu sectaire. La thérapeute de l’ex-épouse, qui se réclame de la philosophie du féminin sacré, aurait prodigué des massages à l’enfant mineur dans des circonstances troubles. Le garçon se plaint par ailleurs d’être contraint au végétarisme. « Il n’est jamais évident de tirer des conclusions, toutes les parties peuvent essayer de vous manipuler plus ou moins consciemment », dit Dominique Poumeyrol. Depuis ce matin, il est néanmoins soulagé : la psychologue du garçon a pris conscience du danger et s’apprête à faire un signalement. L’enquête du bénévole viendra consolider le dossier.
« On a mis du temps à comprendre ce qu’est l’assujettissement »
La Dordogne, souvent associée à la problématique des sectes, est un département enclin aux déviances thérapeutiques du fait de son manque de médecins et de la configuration de son territoire, « avec ses petits villages isolés, dans lesquels on peut pratiquer discrètement », explique l’enquêteur. « On trouve des thérapeutes non conventionnels dans les cinq cents communes du département, poursuit-il. Parmi eux se trouvent des thérapeutes autoproclamés, inventeurs de leur propre méthode ou adeptes de pratiques non reconnues, imaginées par des gourous. Toute activité de bien-être n’est pas synonyme de dérive sectaire, mais ce domaine est un vrai terreau. » Un terreau qu’il ne cesse de ratisser pour en arracher les mauvaises herbes. « Les dérives viennent parfois de vrais médecins eux-mêmes », précise l’enquêteur.
Depuis la pandémie de Covid, le nombre d’appels aux associations s’est multiplié. Dominique Poumeyrol, qui compte une cinquantaine d’affaires à son actif, mène à présent une douzaine d’enquêtes par an. Son travail permet parfois de tirer des victimes des griffes d’un thérapeute déviant, voire de mettre fin à ses activités. Ce fut le cas, dit-il, d’une adepte de la méthode Grigori Grabovoï, ce chef de secte russe connu pour avoir promis aux mères d’enfants morts en 2004 dans la tuerie de l’école de Beslan, en Russie, de ressusciter ces derniers, ceci moyennant des frais. « Un homme m’a contacté parce qu’il était inquiet pour sa sœur, une fille intelligente, dit Dominique. Elle travaillait comme plume pour un homme politique important. Les sectes ne s’intéressent pas aux gens simples d’esprit. Elles ont besoin d’avoir en face quelqu’un qui réfléchit, qui s’interroge sur ses choix de vie. » Fragile psychologiquement, la jeune femme a été embobinée par une kinésithérapeute adepte de la méthode Grabovoï qui l’a convaincue de dépenser 10 000 euros dans une machine inventée par le Russe, le PRK-1U. Le dispositif, vendu comme solution miracle, a pour ambition d’arrêter le vieillissement du corps et de permettre son rajeunissement, mais aussi de traiter le VIH et le cancer. Si l’enquête a contraint la kinésithérapeute, habitante de l’écohameau de Saint-Pierre-de-Frugie, de mettre la clef sous la porte, cette dernière n’a pas pour autant cessé toute activité. Elle propose désormais ses services comme « mentor », spécialiste du tantrisme, et continue de revendiquer son admiration pour le chef de secte sur son site internet.
La vague #MeToo, en mettant l’accent sur le concept d’emprise, a pu, elle aussi, jouer un rôle notable dans la prise de conscience du phénomène sectaire et l’étiolement des clichés.
Dernièrement, Dominique Poumeyrol a bien failli rendre son tablier, se sentant « un peu seul ». Aux yeux de l’enquêteur, la justice n’a pas pris suffisamment le sujet au sérieux, en laissant dans la nature des individus proposant des pratiques pourtant identifiées comme dangereuses. Plus complexe qu’elle n’y paraît, la problématique sectaire semblait mal comprise par les autorités, malgré de nombreux rapports parlementaires. Le cliché du groupe de naïfs organisé autour d’une figure messianique – souvent un violeur, un escroc, ou les deux – a longtemps perduré, laissant de multiples autres facettes du phénomène se développer, comme ces cas de thérapeutes isolés au cursus douteux et aux intentions bien éloignées du serment d’Hippocrate. C’est pourtant le principal cas de figure auquel a affaire Dominique Poumeyrol.
« On a mis du temps à comprendre ce qu’est l’assujettissement, explique Catherine Katz, présidente de l’union des Adfi (Unadfi), ancienne secrétaire générale de la Miviludes et ex-présidente de la cour d’assises de Paris. J’ai le sentiment que les choses sont en train de changer, pondère-t-elle. Est-ce grâce à la mise en place d’un stage d’une semaine sur les dérives sectaires à l’École nationale de la magistrature ? Ou du fait que les médias en parlent beaucoup ? Je ne sais pas, mais il souffle comme un vent de compréhension qui me rassure pour la suite. » La vague #MeToo, en mettant l’accent sur le concept d’emprise, a pu, elle aussi, jouer un rôle notable dans la prise de conscience du phénomène sectaire et l’étiolement des clichés.
Un projet de loi, déposé par le gouvernement le 15 novembre 2023 et dont l’objectif est de renforcer la lutte contre les dérives sectaires, a finalement convaincu Dominique Poumeyrol de poursuivre sa mission. S’il venait à passer, ce texte punirait, entre autres, d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende tout individu incitant une personne malade à abandonner son traitement médical au profit de pratiques non reconnues. « On va pouvoir travailler mieux, obtenir plus de résultats », espère l’enquêteur.
Beaucoup d’entre eux sont d’anciens commandants de police ou d’ex-assistantes sociales, dont les réseaux et la connaissance des codes facilitent les liens et la bonne entente.
« Les bénévoles d’associations comme l’Unadfi ou Info-Secte fournissent un travail précieux du fait qu’ils entretiennent un lien particulier avec les familles », reconnaît Jean-François Dias, directeur des sécurités de la préfecture de la Dordogne. Deux fois par an, la préfecture réunit les acteurs de terrain du département à l’occasion d’une commission plénière. C’est l’occasion pour Dominique Poumeyrol de faire part de ses avancées, d’alerter les autorités locales sur des pratiques suspectes. Au quotidien, il collabore avec une gendarme détachée sur les thématiques sectaires. Chaque bénévole, pour être efficace, doit trouver son interlocuteur privilégié. Beaucoup d’entre eux sont d’anciens commandants de police ou d’ex-assistantes sociales, dont les réseaux et la connaissance des codes facilitent les liens et la bonne entente.
Ils sont aujourd’hui quelque deux cents citoyens comme Dominique Poumeyrol à enquêter sur l’ensemble du territoire français. « L’avantage de travailler avec des bénévoles, c’est que vous avez affaire à des gens très motivés, dit Catherine Katz. Le bénévolat a une vraie énergie que n’a pas forcément le salariat. » Le problème aujourd’hui, souligne-t-elle, réside dans le vieillissement des membres de l’Unadfi, retraités pour la plupart. Contrairement aux cas de personnes disparus ou aux cold cases, les dérives sectaires n’attirent pas encore la curiosité des « websleuths », ces détectives amateurs en ligne qui parviennent parfois à résoudre des affaires. Catherine Katz ne serait pas contre un petit vent de jeunesse, laïque et républicaine. « Appel au peuple », lance joyeusement la magistrate.