Imaginons un instant qu’un habitant d’une île lointaine débarque pour la première fois dans un pays occidental. Si son voyage avait lieu au mois de décembre, il observerait avec beaucoup d’étonnement les comportements de ses hôtes. En interrogeant les passants chargés de cadeaux, il apprendrait que leur excitation est due à l’approche d’une fête dénommée « Noël ». Décidément intrigué, son enquête lui apprendrait ensuite que les enfants attendent à cette occasion des cadeaux qui seraient déposés à leur domicile, au pied d’un sapin lourdement décoré, par un homme à barbe blanche et à fort embonpoint tout de rouge vêtu. Sa seule tâche annuelle serait de livrer des cadeaux aux enfants du monde entier à l’aide de ses rennes tirant à vive allure autour de la planète un traîneau lourdement chargé.
« ça fait les yeux qui brillent »
Confrontés à des récits de ce type, les anthropologues occidentaux ont longtemps eu tendance à déduire que les peuples auprès desquels ils séjournaient étaient sous le joug d’une « mentalité primitive » qui les amenait à entretenir des « croyances irrationnelles ». Notre voyageur, plus charitable, ne tirerait pas cette conclusion. Les sourires et les sous-entendus de ses informateurs sont suffisamment éloquents pour lui faire comprendre que les adultes ne croient pas au père Noël mais s’ingénient à mettre en scène son existence auprès des enfants. Quant aux enfants, j’ai défendu, dans mon livre La Fabrique des croyances chez l’enfant, l’idée un peu sacrilège selon laquelle ils ne croient pas non plus au père Noël. En effet, la notion de croyance, bien qu’il s’agisse d’un mot d’usage courant, est assez difficile à cerner. Si l’on peut ainsi dire aussi bien « je crois qu’il va pleuvoir » que « je crois en Dieu », on se rend rapidement compte qu’il s’agit de phénomènes psychologiques assez différents. Sommairement, on peut toutefois admettre qu’une personne croit que X lorsqu’elle pense que X est vrai, avec un certain degré de confiance. Il est donc nécessaire d’être capable de se représenter ce que X signifie et de considérer que cette représentation a de (plus ou moins) bonnes chances d’être vraie. Il y a donc une sorte d’écart interne entre le contenu sur lequel porte la croyance (« il va pleuvoir ») et le fait de considérer que celui-ci est vrai (« je suis prêt à parier qu’il va pleuvoir »). On ne va ainsi pas dire « je crois qu’il pleut » alors qu’on est en train de se faire rincer par un orage ! Or, dans le cas du père Noël, les jeunes enfants ne disposent pas de cette « distance interne » : le décor soigneusement élaboré par leurs proches constitue en effet pour eux une réalité dans laquelle l’existence du père Noël s’impose à leur esprit. Durant les premières années, le doute n’est pas vraiment permis : des adultes dignes de confiance leur affirment que le père Noël va bientôt arriver et, le jour venu, des cadeaux s’empilent bel et bien au pied du sapin décoré. Ce n’est que vers l’âge de 7 ou 8 ans que cette réalité commence à s’effilocher, jusqu’à ce que l’enfant affirme devant des parents un peu émus que « le père Noël n’existe pas ».
Si l’on admet ce raisonnement, on se doit donc de conclure que, littéralement, personne ne croit au père Noël (à part peut-être les enfants de 6 ou 7 ans qui se mettent à questionner son existence). Mais alors pourquoi déployer autant d’efforts pour « faire croire » aux plus jeunes que cet étrange personnage est la source de tous ces présents ? Une enquête menée il y a quelques années auprès d’enfants âgés d’une dizaine d’années peut nous mettre sur la piste. En effet, nous leur avions demandé si, une fois compris que le père Noël n’existait pas, ils avaient transmis cette information à des camarades moins âgés. L’immense majorité des enfants répondirent, souvent un peu outrés, que ce secret avait été précieusement gardé. Les raisons invoquées étaient révélatrices : « C’est un peu une tradition. Et de faire croire aux petits, c’est sympa », « ça fait de bonnes émotions », ou encore cette très jolie formule : « ça fait les yeux qui brillent ». Autrement dit, sauvegarder la « croyance » au père Noël est une tâche que ceux et celles qui viennent de passer de l’autre côté du miroir reprennent immédiatement à leur compte ; elle procure en effet des émotions positives aussi bien pour ceux qui vivent cette histoire au premier degré que pour ceux qui y croient au second degré (« il est bien de croire au père Noël »).
Mais qu’y a-t-il dans cette histoire d’aussi émouvant ? Il me semble que c’est dû au fait qu’au moins deux aspects importants de la « vraie vie » sont mis entre parenthèses durant les fêtes de Noël. Tout d’abord, la logique contraignante des échanges ordinaires est suspendue. Comme les dons sont littéralement tombés du ciel, les enfants reçoivent sans obligation de retour et sont donc déliés des obligations du contre-don si bien décrites par l’anthropologue Marcel Mauss. D’autre part, les enfants vivent cette période comme enchantée : aussi incroyable que cette histoire puisse paraître aux yeux des « initiés », les plus jeunes y adhèrent avec une naïveté désarmante. Cet enchantement, si proche d’un rêve éveillé, ne le regrette-t-on pas tous un peu ? Les étoiles dans les yeux des enfants éveillent ainsi une nostalgie douce-amère dont il est difficile de se lasser.