Enveloppée dans une longue robe rouge, la jeune soliste aux boucles blondes fait face à la nef. Elle regarde en l’air, vers les voûtes, et accompagne de sa voix puissante les dernières notes qui émanent de l’orgue. Pour ce concert, la cathédrale de Visby, unique ville de l’île de Gotland, est pleine. 

Sur les longs bancs en bois, pas l’ombre d’un touriste. Ils sont pourtant 190 000, soit trois fois le nombre de résidents permanents, à traverser la mer Baltique pour rejoindre l’île chaque été. Lorsque les jours rallongent, les plages se peuplent et les résidences secondaires des Suédois « du continent » reprennent vie. Mais durant la saison morte, l’atmo­sphère est bien différente : pluvieuse, sombre et venteuse, Gotland n’a plus rien d’attrayant. 

Alors que la cathédrale se vide, Helena Andersson me cherche des yeux. Elle est vêtue d’un pull rouge comme le reste des choristes et porte un maquillage très léger. « Le concert vous a plu ? demande-t-elle timidement. Ce que vous avez entendu sont des chants traditionnels suédois. J’espère que vous avez aimé, on répète depuis des semaines… » 

L’engagement d’Helena Andersson pour sa communauté ne se limite pas à la chorale de l’église. Elle travaille avant tout pour la municipalité de Gotland comme « écostratège ». Aidée par son équipe, elle a pour mission de faire de l’île un modèle écologique à l’échelle mondiale. La barre est haute depuis que la région s’est fixé de nouveaux objectifs. D’ici 2025, Gotland devra devenir une société totalement durable, affranchie des énergies fossiles tels que le pétrole et le charbon. L’urgence étant de s’adapter aux enjeux de notre époque mais aussi d’attirer 8 000 habitants supplémentaires à l’année.

« Demain nous irons à Gråbo, au sud de Visby, annonce-t-elle. Je vous emmènerai voir l’école et vous ferai visiter le quartier. Il reflète particulièrement bien notre intention de réduire au maximum l’empreinte écologique de la région. »

L’école est un bâtiment rectangulaire construit en brique rouge. Un immense drapeau vert accueille les élèves chaque matin dans le hall d’entrée. Décerné par l’association Keep Sweden Tidy, il récompense les écoles les plus engagées dans la lutte contre le réchauffement climatique. Pour Inga Britt Larsson, institutrice à Gråboskolan, c’est une véritable fierté. « Gråbo a toujours su conserver son drapeau grâce aux efforts que nous fournissons et qui se sont montrés payants. J’enseigne dans cette école depuis vingt-quatre ans et je peux vous assurer que les élèves d’aujourd’hui n’ont rien à voir avec ceux d’autrefois. Leurs habitudes écologiques sont devenues presque naturelles. Il faut dire que nous consacrons une grande partie des cours et des activités aux questions environ­nementales. »

Âgés de 7 à 10 ans, les élèves d’Inga nettoient régulièrement le bois derrière l’établissement, font pousser des plantes dans les serres de l’école, trient seuls leurs déchets, connaissent l’utilité des panneaux solaires au-dessus de leurs têtes, tout comme l’équivalent en arbres de la quantité de papier qu’ils utilisent chaque mois pour dessiner.

L’école n’est pas la seule à se distinguer par ses bonnes résolutions. Le quartier tout entier est responsable. « Inculquer de bonnes habitudes ici n’a pas été une affaire facile, se souvient Helena Andersson. Gråbo est un quartier défavorisé dont la plupart des habitants sont des immigrants. Ils ont des préoccupations plus prenantes que celles de bien trier leurs déchets. Pour les encourager, nous essayons de trouver des solutions écologiques avantageuses pour eux, et simples à adopter. Je pense au recyclage. »

Le système de collecte des ordures est très sophistiqué : dans tous les lotissements, un hangar abrite une vingtaine de poubelles, chacune réservée à un groupe de déchets. Rien n’est laissé au hasard et le compartimentage est strict : journaux, emballages plastique, métaux, cartons, piles usagées, ampoules, matériaux dangereux, verre incolore, verre coloré, verre consigné… Les matières organiques sont également collectées à part pour la production de compost. Mélangé au lisier des cochons, il contribue à la production du biogaz qui fait rouler quelques camions-poubelles à Visby. Munis de capteurs, ces imposants camions rouges sont capables de calculer le poids des sacs qu’ils ramassent, en fonction duquel ils facturent la communauté.

« Le prix du kilo d’ordures n’est pas très élevé, explique Zandra Cederqvist, une habitante de Visby. Le déplacement du camion, en revanche, coûte cher. » En tant que propriétaire d’une maison, elle paye de manière individuelle et est tenue de prévenir le service de la ville lorsque ses poubelles sont pleines. Les déplacements inutiles sont ainsi évités et l’énergie économisée. Selon Bertil Klintbom, chargé des stratégies internationales de l’île, ces mesures incitent la population à produire le moins de déchets possible. « La seule chose que les gens comprennent, c’est le porte-monnaie. » 

Que l’on soit écolo ou non, mieux vaut respecter l’environnement pour le bien-être de son compte en banque. « Gotland offre à ceux qui le souhaitent la possibilité de s’engager écologiquement au quotidien, rappelle Helena Andersson. Mais ici beaucoup de non-écolos mènent une vie relativement respectueuse de l’environnement, sans en être vraiment conscients. Ils se déplacent à vélo parce que c’est plus commode, consomment des produits locaux parce qu’ils sont meilleurs, recyclent leurs déchets parce que c’est devenu une pratique courante, ou bénéficient chez eux d’un chauffage urbain écologique installé par la ville. »

Comme la plupart des quartiers de Visby, Gråbo est pourvu d’un système de chauffage dépendant d’un réseau de conduits souterrains. Ce dernier achemine une eau chauffée dans une immense chaudière, elle-même alimentée par des copeaux de bois récupérés directement sur l’île ou parfois importés du continent. La société de logement GotlandsHem, dont dépendent la plupart des habitations, veille à prendre régulièrement de nouvelles initiatives. Elle a remplacé le sel pour dégivrer les routes par du sable chaud, moins toxique pour la flore. Elle a aussi modernisé sa flotte de véhicules en achetant des voitures électriques, dont une dizaine gravite désormais dans le quartier pour accomplir les corvées quotidiennes. 

Une initiative après l’autre, l’île montre qu’elle est capable de s’adapter aux enjeux du futur. Elle n’a rien à envier au reste de la Scandinavie, très focalisé sur la question des villes de demain. Si de part et d’autre de ses remparts, la cité médiévale de Visby peut se revendiquer « intelligente », l’île tout entière de Gotland pourra bientôt prétendre au même statut. Pour continuer à réduire la consommation énergétique, plusieurs entreprises dont la compagnie d’électricité suédoise GEAB se sont alliées autour d’un projet de maisons connectées appelé « Smart Kund Gotland ». Lancé début 2013, il réunit désormais 400 maisons, toutes connectées aux appareils intelligents de leurs propriétaires. 

Johan Sjöndin, qui participe à l’expérience, m’ouvre la porte de son jardin. Sa tablette à la main, il montre du doigt la fenêtre du salon, derrière laquelle les lampes viennent de s’allumer. « Je peux contrôler à distance mes appareils, dit-il. Il suffit qu’ils soient connectés à une prise intelligente, elle-même reliée à une connexion Wi-Fi. » L’application, sur laquelle défile une série de diagrammes circulaires, lui permet de planifier la mise en route ou l’extinction d’un appareil en fonction du prix de l’électricité qui fluctue au cours de la journée. « J’ai programmé l’activation de ma chaudière peu avant mon réveil, parce que je sais que c’est une heure à laquelle l’électricité est moins chère. Depuis que j’ai connecté mon logement, je paye 15 % à 20 % de moins qu’avant. »

Sur cette île qui se qualifie d’écologique, une faiblesse persiste néanmoins : les transports. Le prix d’achat élevé des voitures électriques n’a pas encouragé les insulaires à changer leurs vieilles voitures. Seul 1 % des véhicules de Gotland fonctionne au biogaz, soit quatre bus qui desservent le centre historique et environ 300 véhicules. La voiture d’Helena en fait partie. C’est au volant de celle-ci qu’elle me dépose à l’entrée de la vieille ville. L’après-midi n’est pas terminé mais il fait déjà presque nuit. 

Je longe les remparts de l’ancien port hanséatique et m’engouffre dans une étroite rue pavée. Assise par terre, une femme fait la manche. Malgré le froid et le crachin, elle tend sa main hors de l’épaisse couverture grise dans laquelle elle s’est enveloppée. Je me demande si elle sait que Visby s’en sort plutôt bien en termes d’écologie. 

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