Arthur Rimbaud - Ville
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Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d’une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l’extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d’aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n’ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l’éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu’une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l’épaisse et éternelle fumée de charbon, – notre ombre des bois, notre nuit d’été ! – des Érinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, – la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.
Illuminations
Arthur Rimbaud est un éphémère résident de Londres à plusieurs reprises entre 1872 et 1874. Brûlée en grande partie au xviie siècle, la capitale britannique se transforme avec la révolution industrielle. Et l’anglicanisme de ses habitants est dit plus tolérant que le catholicisme continental. Mais le poème en prose Ville, extrait des Illuminations, échappe aux analyses purement biographiques. Une ironie subtile semble déstabiliser le discours à la première personne. Au milieu de l’allitération en m, remarquez cette métropole crue moderne et la joie ambiguë d’enfin. La quatrième phrase critique la standardisation de millions de vies réduites à l’éducation, au métier et à la vieillesse. Rimbaud connaît-il les utopistes et leur éden urbain en forme de prison ? Il accentue les contrastes dans une dernière phrase déréglée. Voici que les spectres nouveaux se lient à une fumée de charbon devenue éternelle, et qui remplace l’ombre naturelle des bois. Les déesses grecques de la vengeance, les Érinnyes, s’opposent au confort du sweet cottage. Le tout répété accroît l’horreur d’une triade apocalyptique, à laquelle le poète a attribué les majuscules des symboles ou des divinités. Que de i stridents ! La Mort sans pleurs, un Amour désespéré et un joli Crime semblent résumer des villes infraternelles, misérables et sales. Rimbaud écrivait à la fin d’Une saison en enfer : « Il faut être absolument moderne. » Mais le critique Henri Meschonnic a révélé la dérision de ce faux mot d’ordre. Rimbaud associe le moderne aux carcans sociaux. Il l’oppose à la quête individuelle du Voyant.
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