À quand remonte la création du maillot jaune ?

Au Tour 1919, qui est le Tour de la reprise dans une France meurtrie, souffrant d’un manque d’hommes et de matériel. En raclant les fonds de tiroir, le fondateur de la Grande Boucle, Henri Desgrange, finit par trouver 67 courageux. Beaucoup sont des rescapés et portent des blessures du conflit. Parmi les partants, les trois quarts des coureurs ont disputé les Tours d’avant 1914. Pénurie oblige, les équipes de marque –  Peugeot, Alcyon ou Armor – ont fusionné en un seul groupement, La Sportive, dont tous les maillots sont gris ! Quand le célèbre Henri Pélissier abandonne aux Sables-d’Olonne, on a du mal à reconnaître l’obscur Eugène Christophe, beaucoup plus discret. Au bout de deux étapes, on compte déjà 40 abandons. Il faut essayer de créer un choc. Lequel ? Responsable de La Sportive, l’ancien pistard, écrivain et journaliste, Alphonse Baugé se souvient avoir jadis équipé de jaune ses soigneurs et ravitailleurs pour les rendre plus visibles des coureurs la nuit. Desgrange accepte l’idée de distinguer le premier de l’épreuve avec un maillot jaune. Idée ratifiée dans les Pyrénées, autour du 10 juillet 1919. Un télégramme part à Paris, pour commander chez Fashionable six maillots de laine jaune. On les attend à Marseille, mais ils n’arrivent qu’à Grenoble. Et là, l’événement donne droit à cinq lignes non signées dans le journal L’Auto du samedi 19 juillet 1919 : « Le maillot de L’Auto à Christophe [c’est le titre]. J’ai remis ce matin au vaillant Christophe [leader de la course depuis le 5 juillet] un superbe maillot jaune. Vous savez déjà que notre directeur a décidé que l’homme de tête du classement général revêtirait un maillot aux couleurs de L’Auto. La lutte va être passionnante pour la possession du maillot. Alavoine et surtout Lambot voudraient bien le porter. »

Le maillot est donc jaune parce que les pages du journal organisateur sont jaunes ?

Exactement. À l’époque, les journaux sportifs étaient souvent imprimés sur du papier de couleur. Il y eut le jaune, le vert, le rose. Le jaune a eu la peau de tous ses concurrents ! À 2 heures du matin – les départs de nuit sont alors classiques –, au contrôle installé au café de l’Ascenseur, cours Gambetta, Christophe enfile donc le premier maillot de l’histoire au seuil de la 11e étape, qui va conduire les 11 rescapés à Genève après 325 km de course. Ce Tour de baptême du maillot jaune est aussi héroïque, parce que, malgré les meurtrissures de tous ordres, Desgrange ne l’a en rien atténué. Avec ses 5 600 km, il est même plus long de 200 km que celui de 1914. C’est le 13e de l’histoire, et ces 200 km supplémentaires sont ceux des retrouvailles sacrées, magiques, avec l’Alsace-Lorraine libérée. Le maillot couleur soleil est celui de la renaissance.

On raconte qu’il y eut parfois deux, voire trois porteurs du maillot jaune en même temps. Légende ou vérité ?

La notion de temps n’était pas la même qu’aujourd’hui et les mesures beaucoup moins précises. Souvenons-nous des vélodromes de province de la Belle Époque : les temps étaient pris avec le pouls des chronométreurs, comme l’a écrit Jules Renard. On se sert des chronomètres, mais de manière sérieuse et romantique à la fois. Ce qui expliquera les ex æquo… En 1929, il y a ainsi eu, à Bordeaux, trois coureurs pour se partager le maillot jaune : Frantz, Leducq et Fontan. En 1937, à Digne, au départ de la 10e étape, c’est Mario Vicini et Sylvère Maes qui se partagent le maillot symbolique.

Pourquoi ce maillot est-il devenu un emblème ?

Il est devenu la récompense suprême d’une course mythique, qui se dispute sur le plus grand stade du monde : la France, sur 2 000, 3 000, 4 000, voire 5 700 km en 1926. Une épreuve gratuite pour 12 à 15 millions de spectateurs, et annuelle, ce qui n’est pas le cas des autres grandes manifestations sportives mondiales comparables comme les Jeux olympiques ou la Coupe du monde de football. Ce symbole d’excellence, reconnu partout et par tous, revêt une dimension mythologique qui, toutes proportions gardées, le relie aux légendes laïques ou religieuses de l’Antiquité et du Moyen Âge comme la Toison d’or ou le Graal. Le maillot jaune, c’est la première place, la reconnaissance absolue, indiscutable. En surgissant dès 1919, il prend de vitesse les anneaux olympiques apparus aux Jeux en 1920 à Anvers…

Quelles sont à vos yeux les plus grandes heures du maillot jaune, les dates les plus parlantes, les plus belles histoires attachées à cette tunique ?

Le Tour c’est « une croisade du muscle », comme se plaisait à l’écrire Henri Desgrange, son premier barde, qui compare les prouesses d’Henri Pélissier aux œuvres des plus grands peintres. Albert Londres viendra à la rescousse en 1924 pour chanter le maçon italien Ottavio Bottecchia qui tranche les montagnes avec son nez, portant le maillot jaune de bout en bout, comme le Luxembourgeois Nicolas Frantz en 1928, un métronome taillant la route avec un guidon en corne de vache. Antonin Magne est son fils spirituel en 1931 et 1934 avec son pendule et ses colliers porte-bonheur. Dès la première étape du Tour 1935, Romain Maes force la porte du destin en prenant le portillon du passage à niveau de Haubourdin. On ne le reverra qu’à Paris. Plus tard, son café s’appellera Le Maillot Jaune… J’oubliais le maillot perdu et retrouvé par Bobet à Saint-Brieuc. Il donne son maillot jaune à sa sœur, et celui qu’il espérait n’est pas là. C’est Raymond Le Bert, son soigneur, heureusement de Saint-Brieuc, qui doit aller cueillir dans son armoire aux trophées l’exemplaire offert en 1953. En laine, il a rapetissé. Qu’à cela ne tienne, on fera appel à un boxeur aux larges épaules pour l’agrandir. Bottecchia l’avait bien en 1924, mais en cette pleine période mussolinienne, pour ne pas susciter l’ire des tifosi, à Briançon, près de la frontière, il préféra l’anonymat de son maillot Automoto. Il faudrait aussi parler du gardien de la voiture à coffre qui protège les maillots jaunes en 1938, il s’appelle Toison. Authentique. En 1949, Jacques Marinelli souffle le maillot jaune à Coppi pendant six jours, de Rouen à Pau. Le petit qui n’a pas peur des gros permet à L’Équipe de faire des ventes providentielles à un moment où le journal vacillait. À Pau, « la Perruche », puisque c’est aussi son surnom, abandonne son plumage jaune, mais il a changé de statut, et ensuite ce sera même de vie… L’apothéose étant l’enseigne de son magasin d’électroménager de Melun : Le Maillot Jaune bien sûr.

Et les histoires les plus dramatiques ?

Dès 1919, le baptême du maillot jaune dessine lui-même sa dramaturgie et sa noblesse. Sa première attribution, à Eugène Christophe, procède d’une justice catégorique : c’est le plus valeureux, le plus courageux et probablement le plus honnête du peloton. À peine a-t-il savouré ce soupçon de gloire, qu’elle se soustrait à lui dans l’avant-dernière étape, la terrible Metz-Dunkerque – plus de 450 km et de vingt heures de selle... Christophe est mal, Lambot le passe, et là, Cri-Cri casse sa fourche à Raismes près de Valenciennes. Il a perdu, il est troisième... Et c’est lui-même qui remet son maillot jaune au Belge Firmin Lambot, son vainqueur, plus chanceux. L’épopée est en route. Victor Fontan, lui, abandonne en jaune sur bris de machine, dans ses chères Pyrénées, en 1929. Les chutes auront leur part de responsabilité dans ces drames, Wim Van Est tombe dans l’Aubisque en 1951, comme Ocaña dans la descente du col de Menté en 1971...

En quoi le maillot jaune transcende-t-il un coureur ? En quoi concourt-il à sa métamorphose ?

Avec le maillot jaune, un coureur entre dans une histoire qui le dépasse. À partir de 1948, et jusque dans les années 1980, puis à nouveau depuis 2003, il y a les initiales du grand patron, HD, et c’est une légende. Toutes ses mailles ont une histoire. Gamin, au bord de la route, à la TSF ou à la télé, vous en avez rêvé, et là, c’est vous. Vous. Vous vous pincez, vous frissonnez, mais sur cette pierre jaune, désormais, il va y avoir votre nom. Vous devinez, vous sentez les noms, les exploits, les drames que ce maillot véhicule, et soit vos forces en sont démultipliées comme pour Antonin Magne, Bobet, Fignon ou Hinault, soit vous êtes écrasé par le poids de ces ombres et lumières – la poisse, la fatigue, le choc pouvant aussi compliquer cette consécration. Le maillot jaune sera donc un habit de lumière ou d’ombre. Qu’importe, un jour, une fois, c’est déjà un rêve que l’on touche. Un miracle. Car ce maillot est magique.

On se souvient de coureurs parfois obscurs parce qu’ils ont porté, même une seule journée, le maillot jaune. Pourquoi cet impact dans la mémoire collective ?

Citons ces noms : Le Calvez, Dessel, Feillu, Bernard Gauthier, Hassenforder, Antonin Rolland, Jean Malléjac, ou Barteau, Gayant, Pensec, Delisle, Vermeulin, Voeckler ou Gallopin. Qu’ils aient conservé le maillot un jour ou dix, ils ont fait la une. Ils ont inspiré Antoine Blondin, ou Jean Cau, ou Jacques Goddet, ou Pierre Chany. Ils sont sortis du lot. Dans le sillage de la noblesse impériale chère à Napoléon, son maître, Desgrange a franchi un cap avec cette tunique : comme tout grognard avait dans sa giberne son bâton de maréchal, tout coureur du Tour a dans sa musette un maillot jaune virtuel. Terminer le Tour fait de vous un Géant du Tour. Gagner une étape vous donne un grade. Porter le maillot vous donne la noblesse.

Certains coureurs ont gagné le Tour sans avoir porté le maillot jaune, pouvez-vous rappeler ces épisodes ?

Robic en 1947 et Janssen en 1968 n’ont en effet porté le maillot que pour leur tour d’honneur au Parc et à la Cipale ! Ils ont fait basculer la course dans la dernière étape. Et les deux à la faveur d’un contre-la-montre, car si Robic fait la différence dans la dernière côte à Bonsecours, c’est dans le « chrono » Vannes-Saint-Brieuc qu’il s’est replacé. 

De tous ceux qui n’ont pas porté la précieuse tunique, Poulidor est le plus célèbre.

Ce maillot jaune, il le méritait cent fois. Il a connu « la gloire sans maillot jaune », titre d’un de ses premiers livres. Il aurait pu et dû le porter, ce maillot, le 12 juillet 1964, au puy de Dôme, quand, au terme d’une étape mémorable, il ne lui manque que 15 secondes pour déboulonner Anquetil. Mais il en a été encore plus près en 1967, dans le premier des prologues disputé à Angers. Un illustre inconnu, l’Espagnol José-María Errandonea l’en a privé pour six petites secondes. Il l’a même frôlé en 1973, pour le grand départ de Scheveningen, en Hollande, où pour seulement 80/100 de seconde, le local Joop Zoetemelk, son ami, l’a empêché d’enfiler ce fameux maillot ! Des vainqueurs moraux comme lui, il y en a eu avec Christophe ou Vietto, mais eux avaient porté le maillot. Pas lui.

Une « parole » mémorable de maillot jaune ?

Celle de l’Allemand Jens Voigt, maillot jaune un jour en 2001, qui a déclaré : « Le maillot jaune, je ne l’aurai porté qu’une journée, mais pour l’éternité. » 

Propos recueillis par Éric Fottorino

 

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