Existe-t-il une définition globale de la colonisation recoupant toutes ses formes ?

Dès 1951, le sociologue Georges Balandier en a donné une définition qui me semble toujours pertinente : les situations coloniales sont contraintes et asymétriques avec toujours une minorité étrangère, ethniquement et culturellement, qui impose sa domination à une majorité autochtone.

Comment ?

Par l’exercice de la violence, bien sûr, mais aussi par des discours de légitimation, comme la « mission civilisatrice », et par des politiques d’exclusion et de division – par exemple quand, dans l’Algérie colonisée, les Français magnifiaient les Kabyles et stigmatisaient les Arabes. Quasi partout, les colonisateurs se sont appuyés sur une fraction des élites locales pour administrer ces territoires et ils ont mis en place des politiques de ségrégation ethno-spatiale en se concentrant dans certains lieux et en restant absents de la majeure partie des territoires, où leur domination s’exerçait avant tout par l’intermédiaire d’agents autochtones.

Les Européens ont-ils été les seuls à coloniser ? 

Si l’on s’en tient aux théories classiques de l’époque coloniale, seules les puissances dites « civilisées » – les Européens et leurs imitateurs états-uniens et japonais – étaient en droit de coloniser. Les grands empires coloniaux occidentaux ont été les principaux vecteurs de la mondialisation économique et culturelle. Mais si l’on s’attache à « décoloniser le colonialisme », on s’aperçoit qu’il y a eu des colonialismes non occidentaux.

Lesquels ?

Par exemple, la dynastie mandchoue des Qing, à la tête de l’empire le plus riche et puissant du monde jusqu’à la fin du xviiie siècle, a colonisé le Xinjiang, la région des Ouïghours, mais aussi la Mongolie, le Tibet et Taïwan. Pensons aussi au cas du Cambodge qui, avant de devenir un protectorat français en 1863, a été colonisé par l’empire d’Annam. La dynastie Nguyen y a déployé une politique de « vietnamisation » qui anticipe de manière troublante la colonisation française mise en œuvre sous la iiie République. 

Le colonialisme a-t-il été pensé comme un projet cohérent ?

Non, les conquêtes ont été effectuées au coup par coup, selon les opportunités, et ce sont les hommes de terrain – les militaires, les administrateurs coloniaux et, parfois, les missionnaires – qui ont joué un rôle moteur dans l’entreprise coloniale.

« Certains gouvernements entendaient régler les problèmes de surpopulation »


Les raisons ont-elles toujours été économiques ?

Oui dans le cas des colonies d’exploitation africaines, où prévaut la recherche de matières premières, et en Asie, qui suscitait le fantasme d’ouvrir de nouveaux marchés de consommation. Mais on trouve aussi, jusqu’au xixe siècle, des raisons religieuses, comme la volonté d’évangéliser ou celle de protéger les chrétiens au Proche-Orient et en Chine. En outre, certains gouvernements entendaient régler les problèmes de surpopulation en promouvant la colonisation de peuplement. Les rivalités entre les puissances occidentales suscitent en outre de nouvelles conquêtes, source de prestige.

Que reste-t-il de colonial dans la France d’aujourd’hui ?

En premier lieu, les profondes inégalités dans la plupart des territoires ultramarins. Malgré des efforts depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements n’ont pas réussi à contrecarrer les effets délétères de l’héritage impérial. Aux Antilles, dont les habitants jouissent de la citoyenneté depuis 1848, les inégalités socio-économiques héritées de l’esclavage et de l’économie de plantation persistent largement. Les békés, le 1 % de la population qui descend des grands propriétaires, contrôlent une large partie de l’économie locale, toujours fondée sur la monoculture (canne à sucre et bananes) destinée à l’exportation.

Et dans le cas de la Nouvelle-Calédonie ?

Du fait de la colonisation de peuplement, les Kanaks ne représentent plus que 40 % de la population totale. Dès lors, deux légitimités s’opposent : celle du droit des peuples colonisés à disposer d’eux-mêmes se trouve face à la légitimité du système électoral français. À la suite du boycott par les Kanaks du dernier référendum d’autodétermination fin 2021, il est devenu nécessaire d’inventer de nouvelles solutions politiques pour s’affranchir de l’héritage colonial.

Et Mayotte ? 

Là, on peut parler d’une décolonisation incohérente. Lors du référendum de 1974, au contraire de Mayotte, les trois autres îles de l’archipel des Comores (Grande Comore, Anjouan, Mohéli) ont choisi l’indépendance. Il aurait été logique de prendre en compte la globalité du vote et que les quatre îles recouvrent leur souveraineté ensemble. Mais le gouvernement français, sous la pression notamment de la Marine nationale, a décidé de conserver Mayotte, régie par des dispositions juridiques dérogatoires au droit français – de même que le droit colonial était un droit dérogatoire.

 

« L’assimilation a été un leurre »

 

Dans l’Hexagone, quel héritage colonial pèse sur les populations issues des anciennes colonies ?

En 2021, près de la moitié des immigrés vivant en France sont nés dans une ancienne colonie du continent africain. Nombre de familles françaises ont été marquées par ces trajectoires migratoires post-coloniales qui ont parfois été oubliées ou tues. Sur ce point, les études sont claires : ces populations et leurs enfants subissent davantage de discriminations. Pour autant, peut-on les qualifier de « coloniales » ? Cela risquerait de relativiser la violence de la colonisation.

Et pourtant la question coloniale est omniprésente dans le débat public…

Il est effectivement frappant qu’un nombre croissant de politiques et de commentateurs appliquent une grille de lecture post-coloniale pour culturaliser ou ethniciser la question sociale. Il s’agit pour l’extrême droite et pour une partie de la droite de tenter de réactiver un imaginaire glorieux de la France impériale, qui flatte une partie de leur clientèle électorale, notamment les familles issues des rapatriés d’Algérie. L’immigration est même présentée par les épigones d’Éric Zemmour comme une « colonisation à l’envers », inspirée par un « racisme anti-blanc ». Ces instrumentalisations prospèrent sur une ignorance de ce qu’a réellement été cette histoire coloniale. 

La colonisation française a-t-elle été différente de celle pratiquée par les Anglais ? 

On a longtemps opposé un modèle assimilationniste français à une politique d’association pratiquée par les Britanniques. En réalité, l’assimilation française se réduit au moment de la révolution de 1848, quand le gouvernement français a octroyé la citoyenneté aux anciens esclaves des Antilles, aux habitants des cinq comptoirs français de l’Inde, dont Pondichéry, et aux Quatre Communes du Sénégal (Dakar, Gorée, Saint-Louis et Rufisque). Généralement, la France a favorisé le maintien des structures administratives et politiques autochtones, comme les Britanniques. L’assimilation a été un leurre.

« Les taux de scolarisation dans les colonies françaises ont été très faibles »


C’est-à-dire ?

À rebours du discours de la iiie République sur la « mission civilisatrice », les taux de scolarisation dans les colonies françaises ont été très faibles, toujours en dessous de 10 % des jeunes « indigènes ». Dans les années 1930, l’université d’Alger – la seule à avoir été fondée dans une colonie – accueillait seulement 5 % d’étudiants musulmans. De son côté, l’empire britannique a accepté des centaines d’étudiants indiens dans ses universités les plus prestigieuses, tout en ouvrant en Inde une vingtaine de grandes universités qui ont accueilli massivement les futures élites du sous-continent.

Avons-nous décolonisé différemment ?

La France a reconfiguré son empire africain subsaharien en maintenant des liens de dépendance à travers des bases militaires, l’installation de conseillers auprès des gouvernements, une coopération et des multinationales qui assuraient une mainmise sur les économies locales. Rien de tout cela du côté britannique : après 1947, l’Inde, par exemple, est devenue une puissance nucléaire et, aujourd’hui, l’ancien joyau de la couronne britannique devance économiquement le Royaume-Uni.

Et du point de vue des élites ?

En France, les élites issues des colonies se sont toujours heurtées à un plafond de verre. Ainsi, à défaut de devenir respectivement professeur à la Sorbonne et médecin à part entière, les brillants Léopold Sédar Senghor et Félix Houphouët-Boigny sont devenus présidents de la République, l’un du Sénégal, l’autre de Côte d’Ivoire !  Au contraire la diversité des élites britanniques d’aujourd’hui témoigne de cette tradition impériale, illustrée notamment par l’ancien Premier ministre Rishi Sunak, en exercice de 2022 à 2024, dont la famille indienne était installée dans les colonies anglaises d’Afrique de l’Est.

Cela signifie-t-il que nos imaginaires coloniaux sont différents ?

Absolument. D’abord, les indépendances ont occasionné plus de violences dans l’Empire français – je pense aux guerres d’Indochine et d’Algérie –, même s’il ne s’agit pas de relativiser les violences côté britannique – au Kenya, en Malaisie, sans compter l’Irlande du Nord. Les proportions des immigrations post-coloniales sont à peu près équivalentes en France et en Grande-Bretagne. Si elles souffrent dans les deux cas de discriminations et de racisme, il y a un imaginaire différent au Royaume-Uni, du fait de la mise en avant de réussites économiques, sociales, culturelles et politiques, quand en France l’immigration post-coloniale est spontanément associée aux inégalités sociales et à l’insécurité. Notre imaginaire colonial pèse toujours beaucoup.

« Il y a toute une vision du monde dont il n’est pas facile de se départir »


La question coloniale continue-t-elle de diviser les Français ?

Les Français et leurs élites méconnaissent encore largement le passé colonial. Et cette ignorance est partagée par les populations des anciennes colonies. Selon un sondage Harris Interactive, 51 % des Français considéraient en décembre 2021 que la colonisation avait été une « bonne chose » pour l’Algérie. Trente ans plus tôt, ils étaient 59 %. La connaissance de ce passé semble malgré tout progresser parmi les jeunes générations.

Comment s’éloigner de l’imaginaire colonial ?

En combattant patiemment les clichés qui continuent de parasiter le débat public, avec des termes apparemment anodins comme « Afrique noire » – une vieille notion coloniale selon laquelle la région devait être définie par le taux de mélanine de ses habitants –, ou encore « rue arabe », « l’homme africain »… Il y a toute une vision du monde dont il n’est pas facile de se départir. Depuis 2008, les enseignants font un travail formidable pour apprendre à leurs élèves l’histoire des sociétés coloniales, en ne se contentant plus seulement de faire quelques leçons sur les guerres de colonisation et de décolonisation. Ce qui compte, c’est de cesser de croire que cette histoire est extérieure, étrangère à notre passé national. C’est une histoire commune, qui reste largement à écrire avec les pays anciennement colonisés. 

Propos recueillis par EMMA FLACARD & PATRICE TRAPIER

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