Plus de soixante ans après les indépendances, peut-on encore parler de colonialisme français en Afrique subsaharienne ?

Même à grand renfort de vertu et de transformation, l’étiquette coloniale associée à un pays ne disparaît pas du jour au lendemain. On retrouve les héritages de l’Empire français dans les quatorze pays d’Afrique subsaharienne – un même fond de violence, par exemple. Mais les passifs peuvent varier, selon la nature des relations économiques, de l’incidence de la Françafrique, des interventions militaires… Il y a une différence entre la Guinée de Sékou Touré, qui rejeta d’emblée la France en 1958, et le Gabon, qui a contribué au financement de nombre de campagnes des présidentielles françaises et où l’ambassadeur de France ou le PDG d’Elf étaient des personnages centraux.

Comment se manifestent ces héritages coloniaux ?

La colonialité, c’est ce qui survit à la colonisation. Les indépendances ont sans doute inauguré le temps de la colonialité – un ensemble d’habitudes, de réflexes, d’héritages. Ces résidus coloniaux s’expriment à travers une forme d’inconscient culturel qui infuse le langage et que l’on retrouve dans le lexique méprisant et arrogant utilisé par certains hommes politiques. Pensons au président Nicolas Sarkozy affirmant à Dakar, en 2007 : « L’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. » Ou encore à Emmanuel Macron déclarant en janvier dernier, au sujet de la présence militaire française au Sahel dans le cadre de la lutte contre le terrorisme : « On a oublié de nous dire merci. » Persiste l’idée que l’Afrique aurait une dette envers la France et que le continent serait encore une forme de pré carré pour l’ancienne puissance coloniale.

La Francophonie est-elle une nouvelle forme de colonialisme ?

Il serait abusif de dresser une équivalence absolue entre Francophonie et colonialisme. La Francophonie a été portée et conceptualisée par des Africains, comme Léopold Sédar Senghor ou l’ancien président du Niger Hamani Diori, afin de rapprocher les peuples francophones. Ses idéaux d’universalité sont encore les bienvenus. Mais elle a été victime de sa structure : est-ce une organisation culturelle, linguistique, économique, politique ? La Francophonie est encore perçue comme bénéficiant à la France, qui l’utiliserait pour établir ses ramifications politiques à travers le monde.

« Je ne suis pas tellement fan du wokisme et de la cancel culture mais il faut reconnaître qu’ils sont des symptômes de la violence de la société américaine »


Comment la contestation de la colonisation s’est‑elle construite ?

Il est assez paradoxal de noter que c’est la France, et particulièrement Paris, centre de la puissance coloniale française, qui fut le fief de la décolonisation. Dès les années 1950, la Fédération des étudiants noirs en France a été la pépinière de nombreux syndicalistes et futurs dirigeants africains. Ceux-ci affichaient une grande proximité avec le Parti communiste et ont lancé l’idée d’une Afrique souveraine et du panafricanisme – concept théorisé par les diasporas africaines, qui existait déjà auparavant. Paris a été le théâtre de cette formidable ébullition intellectuelle, portée notamment par les écrivains du mouvement de la négritude, comme Aimé Césaire ou Léopold Sédar Senghor. La revue Présence africaine, créée en 1947, et, à partir de 1949, la maison d’édition qui en émane et porte le même nom ont centralisé ce gisement intellectuel qui a joué un rôle moteur dans la contestation.

Qu’appelle-t-on le post-colonial ?

Avec un tiret, c’est tout ce qui est venu après les indépendances, mais, sans tiret, le postcolonial, c’est tout un canevas de recherches universitaires visant à déconstruire l’héritage laissé par les colonisations. Cela a été porté aussi bien par le Palestino-Américain Edward Saïd, l’auteur de L’Orientalisme (1978), que par ceux du philosophe congolais Valentin-Yves Moudimbe, qui a écrit L’Invention de l’Afrique (1988), ou par l’écrivain franco-tunisien Albert Memmi, avec son Portrait du colonisé, portrait du colonisateur (1957). A suivi le courant de pensée décoloniale né en Amérique latine avec des penseurs, comme l’Argentin Walter Mignolo, qui ont travaillé sur la revalorisation des savoirs indigènes et les effets de la domination occidentale commencée en 1492 avec la prétendue découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Je distingue ces courants de pensée qui ont voyagé jusque dans les universités américaines et l’énergie décoloniale qui lui préexistait, depuis le sociologue français Georges Balandier – qui a contribué à définir le concept de « tiers monde » –, l’auteur sénégalais Cheikh Anta Diop ou le Martiniquais Aimé Césaire.

Comment appréhendez-vous le développement de la pensée décoloniale ?

À s’enfermer dans des étiquettes universitaires, on peut tomber dans les logiques d’exclusion ou de segmentation de la pensée en parts de marché. Je ne suis pas tellement fan du wokisme et de la cancel culture mais il faut reconnaître qu’ils sont des symptômes de la violence de la société américaine. Il ne s’agit pas pour moi de nier la valeur de la pensée décoloniale dans une hystérie disqualifiante typique du débat français actuel, mais, au contraire, d’examiner tout ce qu’elle peut nous apporter pour penser l’avenir.

En matière culturelle, Paris dicte-t-elle toujours sa loi ?

Non, mais Paris reste, comme dans les précédentes décennies, un centre d’édition de la littérature africaine francophone. Plusieurs icônes de la pensée décoloniale peuvent avoir leur rond de serviette à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Nanterre, à France Culture, à Mediapart… Seulement, l’agenda de la diaspora africaine à Paris n’est pas celui du continent, et cette concentration peut parfois créer les conditions d’un rejet de la part des populations africaines et même entretenir le fantasme d’une identité africaine pure.

« La contestation de la présence française en Afrique subsaharienne est légitime, mais souvent utilisée de manière clientéliste »


Cette influence de la France n’est-elle pas battue en brèche par d’autres puissances ?

Elle est contestée. Je rappellerai, par exemple, que la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique. L’Empire français et même la Françafrique, il n’en reste plus grand-chose, c’est une peau de chagrin. Le paradoxe, c’est que cet empire n’a jamais été plus contesté qu’à présent. Mais la question de l’hostilité de nombreux pays, notamment le Burkina Faso, le Niger et le Mali, envers la France est complexe. Ces trois pays totalisent plus d’une douzaine de coups d’État depuis leur indépendance. On a eu la tentation d’y voir la lame de fond d’une nouvelle force d’émancipation. Ce serait toutefois trop faire crédit aux gens au pouvoir dans ces territoires. La contestation de la présence française en Afrique subsaharienne est légitime, mais souvent utilisée de manière clientéliste. Ces dynamiques de rupture, nous les avons déjà entendues lors des dernières décennies. Je ne crois cependant pas beaucoup au mythe des ruptures définitives.

C’est-à-dire ?

On peut imaginer, si l’on veut être optimiste, une relation plus apaisée sans être sentimentalisée. Mais il y a une condition absolue : que l’Afrique s’en sorte mieux économiquement. On voit qu’au sein des pays qui enregistrent des progrès comme le Maroc, la question identitaire pose moins de problèmes. C’est pourquoi ces ex-pays colonisés doivent, par-delà la contestation de tout ordre néocolonial, construire un avenir qui puisse enchanter les rêves africains.

Quant à la France, elle restera longtemps associée à un processus de colonisation – certes, sous une forme moins violente, moins verticale. Cela a vocation à changer, cela a déjà énormément changé. Mais il faut garder en tête que tout cela n’est pas si vieux. On ne cesse pas par miracle d’être un pays colonial – en tout cas d’en porter l’étiquette. C’est à la France d’expurger tout ce venin. Elle gagnerait assurément à regarder son passé colonial bien en face.  

Propos recueillis par EMMA FLACARD & PATRICE TRAPIER

Vous avez aimé ? Partagez-le !