Depuis quand la vie chère existe-t-elle dans les territoires d’outre-mer ?

Le concept de la vie chère est apparu en 1910, lors de grandes grèves d’ouvriers agricoles en Guadeloupe. Dans son rapport sur les causes de ce mouvement, le juriste Alfred Salinière expliqua le problème de la « vie chère » par l’augmentation des prix des importations dans un contexte où les salaires des travailleurs de la canne à sucre restaient très bas. La vie chère est d’abord une question de pouvoir d’achat, qui peut s’expliquer soit par des prix élevés, soit par des revenus faibles. Dans les territoires d’outre-mer, nous connaissons ces deux problèmes, qui sont l’un et l’autre hérités du passé colonial.

Pourquoi les prix sont-ils historiquement plus élevés aux Antilles ?

Les îles de la Martinique et de la Guadeloupe (avec Saint-Christophe) ont été les premières colonies françaises, le processus remontant à la première moitié du xviie siècle. Pour approvisionner les colons nouvellement installés, la royauté française, sous l’impulsion de Richelieu puis de Colbert, a créé des compagnies qui vendaient les produits importés de métropole le plus cher possible pour maximiser le profit et revendaient tout aussi cher les produits – sucre, rhum, tabac, indigo – rapportés des îles antillaises. La théorie économique qui prévalait à l’époque était le mercantilisme, c’est-à-dire l’idée qu’il fallait enrichir le roi par le commerce. Les écarts de prix entre l’Hexagone et les départements d’outre-mer (DOM) prennent leurs racines là. 

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Les écarts de prix entre l’Hexagone et les DOM se situent en moyenne entre 9 %, à La Réunion, et 16 %, en Guadeloupe, d’après les données fournies par l’Insee en 2022. Ils sont en augmentation par rapport à l’évaluation précédente, qui date de 2015. Ces écarts varient selon les territoires et les types de produits, l’alimentaire étant le plus touché – ses prix sont plus élevés de 30 % à Mayotte, de 37 % à La Réunion, de 40 % en Martinique et en Guyane et de 42 % en Guadeloupe. Mais tous les produits, y compris locaux, sont concernés, et même les services, en particulier les frais de communication et de santé.

« Colbert souhaitait que “pas un clou, pas un fer” ne soit fabriqué sur ces territoires »


Observe-t-on aussi des écarts dans les niveaux de revenus ?

Oui, les revenus sont plus faibles. Là aussi, le niveau varie selon les territoires : selon l’Insee, le PIB par habitant aux Antilles est inférieur de 50 % à celui de l’Hexagone ; celui de Mayotte, de 250 %. Les inégalités de revenus au sein même de ces territoires sont aussi plus amples que dans l’Hexagone. Comment l’expliquer ? En 1848, après l’abolition de l’esclavage, l’État français a indemnisé les anciens propriétaires d’esclaves pour les dédommager de leur « perte » à hauteur de 126 millions de francs-or au total, ce qui représente plusieurs dizaines de milliards d’euros. De leur côté, les anciens esclaves, devenus libres, ne possédaient rien et n’ont pas été indemnisés ; ils ont été sommés de travailler, contre des rémunérations très faibles. Il y a donc un héritage colonial de la vie chère et les différentes politiques mises en place depuis n’ont jamais permis de résorber les inégalités de revenus. 

La structure de la production économique est-elle aussi un héritage colonial ?

Il faut revenir à ce que l’on appelle le « pacte colonial » du xviie siècle, qui reposait sur l’idée de double exclusivité : les colonies des Antilles et de l’océan Indien ne pouvaient acheter et vendre qu’à la France. Ce pacte a eu plusieurs conséquences sur la structure de l’économie locale. Au xviie siècle, ces colonies se sont très vite spécialisées dans la production de canne à sucre. Plus tard est venue la banane, qui a connu un boom dans les années 1960. En fin de compte, ces deux filières sont encore aujourd’hui les plus importantes dans les Antilles. Le problème, c’est qu’il y a une forme d’hypertrophie de ces secteurs, lesquels concentrent la majeure partie des surfaces agricoles et des capitaux et une part élevée de la main-d’œuvre. En outre, des dispositifs spécifiques de subventions ou de quotas, défendus par de puissants lobbies, créent des phénomènes de rente. Cette concentration raréfie la production d’autres biens agricoles jugés moins rentables. Aussi, selon le rapport de l’ancien député Johnny Hajjar issu des travaux menés par une commission d’enquête de l’Assemblée nationale en 2023, 74 % des produits consommés dans les DOM sont importés.

Quels sont les autres impacts du « pacte colonial » ?

Historiquement, il était interdit à ces colonies d’échanger librement avec les autres territoires. Aujourd’hui, ce pacte n’existe plus, mais on en mesure l’héritage : aux Antilles, la plupart des produits importés proviennent de l’Hexagone ou d’Europe, beaucoup moins d’autres pays caribéens voisins ou même des États-Unis, pourtant plus proches géographiquement.

Un autre impact de l’héritage colonial est le faible développement industriel dans les DOM. Colbert, qui était le chantre du mercantilisme, souhaitait que « pas un clou, pas un fer » ne soit fabriqué sur ces territoires. L’idée était que l’activité industrielle, qui concentre la plus forte valeur ajoutée devait se développer non pas dans les colonies, mais en métropole. Et c’est resté : d’après l’Insee, les secteurs les moins développés dans les DOM aujourd’hui sont l’agro-alimentaire, l’équipement et l’énergie ; ils n’ont donc ni souveraineté alimentaire ni souveraineté énergétique.

« Contrairement aux idées reçues, les aides d’État soutiennent pour une large part les plus hauts revenus des DOM »


Les manifestations récentes contre la vie chère en Martinique soulignent la concentration de la distribution entre les mains de quelques entreprises…

Celles qui pèsent le plus dans la canne et la banane comme dans la distribution appartiennent souvent à des héritiers de grandes familles anciennement propriétaires d’habitations-sucreries et d’esclaves, en particulier aux Antilles. L’exemple le plus frappant est celui du Groupe Bernard Hayot (GBH), détenu par la famille martiniquaise de ce nom. Celle-ci pourrait avoir été dédommagée à la suite de l’abolition de l’esclavage, comme bien d’autres propriétaires, avant de se reconvertir dans le commerce. Aujourd’hui, ce groupe est incontournable dans les DOM. Il figure ainsi, selon les territoires, dans la liste des trois ou quatre principaux distributeurs et présente une concentration à la fois horizontale, par sa présence dans différents segments – alimentaire, équipement, voitures… –, et verticale, avec un nombre important d’intermédiaires qui opèrent sur les circuits d’importation. Les marges réalisées par ces intermédiaires se cumulent, permettant au groupe de multiplier ses profits : le rapport Hajjar de 2023 a montré que l’on compte en moyenne quatorze intermédiaires sur la ligne Hexagone-Martinique contre trois pour les produits vendus dans l’Hexagone. En 2023, GBH a réalisé 5 milliards d’euros de chiffre d’affaires, ce qui représente plus de 50 % du PIB martiniquais. À titre de comparaison, le chiffre d’affaires cumulé des dix entreprises les plus importantes des États-Unis représente, selon le magazine Fortune, moins de 15 % du PIB américain.

Est-ce que la vie chère s’explique en partie par l’éloignement ?

Selon les acteurs de la distribution, le groupe GBH en tête, ce phénomène s’expliquerait en effet par les coûts liés à l’éloignement (les frais de fret) et par l’octroi de mer, une taxe destinée au budget des collectivités locales qui s’applique sur tous les produits vendus dans les DOM. Mais on connaît les montants et la part de ces facteurs : l’octroi de mer est par exemple de 9,5 % en Guadeloupe ; il faut y ajouter un taux de TVA de 8,5 % (contre 20 % en France métropolitaine) ; et le transport maritime représente, lui, 5 à 10 % du total des prix. On est donc loin des 40 à 42 % d’écart de prix avec l’Hexagone que l’on retrouve en moyenne dans l’alimentaire en Martinique et en Guadeloupe. Il y a un manque de transparence total sur les marges effectuées par les nombreux intermédiaires, dont, sur la ligne maritime Hexagone-Antilles, environ un tiers sont possédés par les grands groupes de la distribution. C’est un point crucial pour comprendre la composition des prix.

En dépit de cet héritage ancien, peut-on agir contre la vie chère ?

Pour lutter contre la vie chère, on parle souvent de soutenir la production agricole locale, ce qui est important mais ne suffit pas. Il faut aussi développer la filière agro-alimentaire pour répondre à la demande des consommateurs. Je propose aussi que le produit de la TVA soit reversé aux ménages modestes, en le conditionnant à l’achat de produits locaux. Enfin, il faudrait que l’État améliore l’efficacité de la redistribution en faveur des plus modestes et parachève le processus de rattrapage économique. À Mayotte, par exemple, le montant du RSA est 50 % plus faible que celui versé aux allocataires de l’Hexagone. De fait, contrairement aux idées reçues, les aides d’État – à travers la défiscalisation en faveur des entreprises, les abattements d’impôts, le montant moindre de l’impôt sur les sociétés – soutiennent pour une large part les plus hauts revenus des DOM. Cette asymétrie est aussi un héritage du passé colonial. 

 

Propos recueillis par CLAIRE ALET

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