Un enjeu de justice au présent
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La longue liste des anticoloniaux
À la question : « La France est-elle encore un pays colonial ? », je commence toujours par répondre aux étudiants par la négative. Les sociétés esclavagistes et coloniales fondées par la France ont été défaites par les anciens esclaves et les anciens colonisés eux-mêmes, au prix de combats politiques inespérés tant ils étaient asymétriques. Dire que nous serions encore dans la colonie reviendrait à mépriser ces luttes. Ces coups portés contre le colonialisme, nous les devons – et il faut prendre le temps de les nommer pour saisir la profondeur historique de ces engagements – à Toussaint Louverture et aux révolutionnaires haïtiens, aux marrons anonymes de Guyane et de La Réunion, à Louis Delgrès et à Solitude en Guadeloupe, à l’émir Abdelkader, à Lalla Fatma N’Soumer, à Messali Hadj, à Ferhat Abbas et aux créateurs du FLN en Algérie, à Béhanzin, à Samory Touré, à Ahmadou Tall jusqu’à Sékou Touré en Afrique subsaharienne, à la reine Ranavanola III de Madagascar, à Hoàng Hoa Thám et à Hô Chi Minh au Viêtnam, aux intellectuels de la négritude (les sœurs Nardal, Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Léon-Gontran Damas), à Frantz Fanon, mais aussi à tous les Français blancs qui se sont opposés à l’esclavage et à la colonisation : à l’abbé Grégoire, à Condorcet, à Camille Desmoulins, aux féministes avec Olympe de Gouges, Louise Michel, Hubertine Auclert, Gisèle Halimi, aux surréalistes, à certains militants communistes et socialistes, aux porteurs de valises, à Mauriac, Sartre, Beauvoir, Maspero ou encore Vidal-Naquet. Ces figures mériteraient d’être davantage étudiées, connues, et pour certaines célébrées. Elles dessinent une culture politique française anticoloniale dans la longue durée.
Persistance du fait colonial
Pour autant, si la décolonisation a eu lieu, le fait colonial persiste à plusieurs niveaux dans la société française. La colonisation n’est en effet pas qu’une histoire de conquêtes territoriales. Elle fut aussi une entreprise idéologique et identitaire structurante de la France contemporaine. Cet héritage se lit d’abord dans l’organisation et le gouvernement des sociétés outremer, avec en particulier ce dossier toujours ouvert de la Kanaky. La décolonisation des structures économiques et sociales de ces territoires doit se poursuivre. La question de la reconnaissance des injustices passées et de leurs réparations se pose toujours. Il se lit également dans les relations encore asymétriques que la France entretient avec les anciens pays colonisés, même si les années de la Françafrique semblent derrière nous. L’idée de faire circuler les matières premières mais pas les sociétés reste un héritage colonial : l’enjeu postcolonial est d’organiser de nouvelles circulations. En s’engageant dans l’apprentissage des langues, les échanges de jeunes, les partenariats culturels et la réforme du régime des visas, il est possible d’imaginer une nouvelle relation entre les sociétés française et africaines ou asiatiques qui soit une relation d’égalité nourrie par une curiosité sincère pour l’Autre.
« La décolonisation des structures économiques et sociales de ces territoires doit se poursuivre »
Un régime policier d’exception
L’héritage colonial se manifeste également dans le fonctionnement de certaines institutions et notamment les politiques d’encadrement des immigrés et de leurs jeunes descendants. Les historiens ont montré les continuités entre le maintien de l’ordre aux colonies et les pratiques policières actuelles, avec notamment la création de la Brigade anticriminalité (BAC). Alors que la plupart des citoyens ont droit à des polices nationale et municipale qui assurent leur sécurité, les jeunes des quartiers populaires, qui sont souvent des descendants d’immigrés, sont en partie « policés » par des brigades d’intervention répressives aux méthodes documentées comme violentes, humiliantes et parfois racistes. La question du contrôle au faciès, dont la réalité a été démontrée scientifiquement et dénoncée politiquement depuis des années, n’intègre pas l’agenda des gouvernements. Le Défenseur des droits a pourtant souligné que, pour un jeune homme considéré comme noir ou arabe, le risque de se faire arrêter par la police est vingt fois plus élevé que pour un autre et que, globalement, les forces de l’ordre interagissent de manière plus brutale avec eux. Qu’est-ce d’autre qu’un régime d’exception ?
Préjugés et discriminations
Un autre héritage colonial réside dans la permanence des préjugés et des stéréotypes racistes. La colonisation, pour être justifiée, a été soutenue par un monde d’images où il a été possible de dépouiller l’Autre de lui-même pour y projeter des fantasmes. Ces stéréotypes et représentations de l’Autre comme inférieur, violent, enfantin, bête, fainéant, violeur ou au contraire disponible, mais aussi, en miroir, ceux du Blanc et du Français comme supérieur, lumineux, civilisé, bienfaiteur et pur ont trop peu été interrogés. Ces préjugés continuent d’alimenter des actes racistes, antisémites ou xénophobes et de justifier des discriminations raciales. Les rapports de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) signalent ainsi une hausse des actes racistes et antisémites : 1,2 million de personnes en seraient victimes chaque année.
« Si la décolonisation a eu lieu, le fait colonial persiste à plusieurs niveaux dans la société française »
Les études du groupe de recherche sur les discriminations pilotées par Yannick L’Horty démontrent que les personnes d’origine maghrébine ont un tiers de chances en moins que les personnes sans ascendance migratoire d’obtenir un logement. Les discriminations sont également manifestes dans le secteur de l’emploi privé aussi bien que public, dans l’accès à un master, à un contrat bancaire ou d’assurance ou aux espaces de loisirs (restaurants, boîtes de nuit). Ainsi, les parcours de vie de nombreux Français et Françaises sont encore jalonnés d’expériences humiliantes et entravés par des discriminations les empêchant de réaliser pleinement leur potentiel. Ces expériences sont vécues comme des ruptures de la promesse républicaine et installent durablement les citoyens dans un sentiment d’inconfort.
Cultures politiques coloniales
Un dernier héritage structurant est idéologique. La colonisation a donné naissance à des cultures politiques coloniales, de gauche comme de droite. Sous la IIIe République, le colonialisme a été porté par la gauche comme un projet émancipateur visant à apporter lumière et progrès, dans un dévoiement de l’universel. Aujourd’hui, une partie de la gauche a gardé une conception paternaliste de l’Autre et une forte défiance envers l’islam et les musulmans. Elle instrumentalise toujours l’universalisme, ou même la laïcité, contre l’égalité et l’antiracisme. À l’extrême droite et dans la droite nationaliste, la perte de l’empire a été vécue comme une ablation nationale. « La plus grande France » assurait une supériorité civilisationnelle. Alors que, depuis les années 2000, la société française semble se confronter progressivement à son passé colonial, ces familles politiques se sont engagées dans un refus têtu du travail critique sur le colonialisme, en dénonçant ce qu’ils nomment « la repentance », ou en disqualifiant des paroles critiques en les rangeant sous les vocables « décoloniaux » ou « indigénistes », quand ils ne vont pas jusqu’à nier les crimes coloniaux ou à réhabiliter ce passé.
Le fantasme de la colonisation inversée
Mais ils ont également modernisé l’idéologie coloniale en présentant la France et les Français comme victimes d’une colonisation inversée. L’arrivée des immigrés menacerait le pays physiquement comme identitairement. Cette mentalité d’assiégés et cette peur de la submersion sont au cœur de leur construction idéologique actuelle. Il s’agit d’un positionnement réactionnaire au sens où ils réagissent au fait que l’égalité progresse. Les enfants d’immigrés réussissent à l’école et au travail. Les mariages mixtes sont nombreux, signalant au passage que nous sommes bien sortis de la colonie, où ces amours étaient impossibles ou interdits. Leur conception exclusive de l’identité nationale refuse d’ouvrir les récits, les imaginaires comme le pouvoir. L’aversion à l’égalité est une entreprise de préservation des privilèges et de rétablissement de hiérarchies rassurantes, renvoyant à un âge d’or fantasmé.
Construire une société de l’égalité
Enfin, un enjeu non négligeable de l’histoire coloniale française est que la justice n’est pas passée. Il n’y a pas eu de procès pour qualifier les faits et identifier les responsabilités. Il n’y en aura sûrement pas. L’enjeu, pour la société postcoloniale, est donc de rétablir un sentiment de justice dans le présent. Pour cela, nous ne sommes pas démunis. La connaissance de l’histoire est un chemin essentiel. Il faut pouvoir la produire sans entrave et avec des moyens importants. En outre, l’éducation formelle comme populaire ainsi que la culture sont des leviers importants pour la diffuser. Chaque formation d’enseignant, chaque sortie scolaire, chaque intervention artistique sont des occasions de se mettre au travail.
Mais il reste également à lutter contre les inégalités produites par cette histoire et qui font que, pour certaines personnes, l’injustice perdure. En 2020, des milliers de jeunes sont descendus dans la rue contre le racisme – bien plus que pour déboulonner les statues. En 2023, d’autres, et parfois les mêmes, se sont révoltés après l’assassinat de Nahel Merzouk par un policier. Que leur a-t-on répondu ?
Pour construire une société de l’égalité, il est nécessaire de se confronter aux héritages coloniaux. Il ne s’agit pas d’un petit sujet qui concernerait seulement des « minorités visibles », auxquelles il faudrait laisser de la place, mais d’un véritable choix de société pour l’Europe. Face à la mondialisation et à l’avènement des sociétés post-coloniales, certains portent un choix du retour à la frontière, coloniale, identitaire, culturelle ; quand d’autres portent celui de la circulation, de l’égalité, de l’invention de nouvelles relations et in fine de soi-même. Les discussions autour de la colonisation et de ses legs contribuent à ce tournant.
« Une histoire commune reste à écrire avec les anciens colonisés »
Pierre Singaravélou
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[Colonialité]
Robert Solé
– ARRÊTEZ avec cette histoire de colonialisme ! Tous les pays de notre ex-empire sont devenus des États souverains. Et, que je sache, les territoires d’outre-mer ont choisi de rester français...
La vie chère aux Antilles, « un héritage colonial »
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L’économiste Sébastien Mathouraparsad montre comment la situation économique en Martinique et en Guadeloupe, avec des prix des denrées alimentaires 40 % plus élevés que dans l’Hexagone, est une conséquence des politiques mises en place par Richelieu et Colbert, mais aussi de l’indemnisation très …