« Il faut que l’UE réagisse de façon offensive »
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Quelles sont les lignes de fracture au sein de l’Union européenne ?
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’UE est beaucoup plus unie. Nous l’avons vu avec la série de réunions d’urgence concernant la guerre en Ukraine : les États membres sont, dans l’ensemble, plutôt alignés, seul leur niveau d’ambition diffère. Certains pays appellent à l’allocation de financements à la sécurité européenne, voire à un emprunt commun, tandis que d’autres penchent pour la réallocation de certains portefeuilles déjà existants au sein de l’Union européenne. Sur ces questions, la France fait l’objet de critiques de la part d’autres gouvernements européens relativement à son niveau de dépenses militaires, mais le discours d’Emmanuel Macron du 5 mars dernier laisse penser qu’elle est prête à investir davantage. Cela dépendra néanmoins de ce que le gouvernement proposera et de ce que le Parlement votera.
Globalement, on parle, au sein de l’UE, d’un « 26 contre 1 » ou d’un « 25 contre 2 » : vingt-cinq des États membres acceptent de déployer plus de moyens pour garantir la sécurité de l’Europe, à l’exception de la Hongrie et de la Slovaquie, même si cette dernière a un positionnement plus ambigu.
Comment se positionnent les autres pays de l’UE sur ces questions ?
Le futur chancelier allemand Friedrich Merz a proposé un programme ambitieux en annonçant être prêt à faire sauter le mécanisme de frein à la dette afin de contracter plus de 100 milliards d’euros d’emprunt chaque année pour investir dans l’industrie de la défense et aider l’Ukraine. C’est un véritable virage. L’Italie, à travers son ministre de la Défense, a récemment annoncé vouloir s’investir davantage au niveau européen… Les pays scandinaves, baltes ou la Pologne ont largement augmenté leurs dépenses militaires.
Quelles sont les autres lignes de fracture ?
Il y a la question de la compétitivité européenne. Les rapports de Mario Draghi et d’Enrico Letta ont mis en avant, pour relancer la croissance au sein de l’UE, l’innovation dans le domaine des technologies numériques, la décarbonation et la réduction des dépendances en matières premières. Pour cela, Mario Draghi appelait l’UE à mettre à disposition 800 milliards d’euros supplémentaires par an en investissements privés et publics. Mais cela pose plusieurs questions : doit-on déléguer davantage de pouvoir au niveau européen ? Ou, au contraire, limiter la prise de décision de l’Union ? La troisième fracture est d’ordre politique : de plus en plus de partis d’extrême droite, dont l’influence en Europe grandit, posent à nouveau la question de la souveraineté européenne et des souverainetés nationales. Le Conseil européen, qui rassemble les vingt-sept États membres, est beaucoup plus divisé qu’il ne l’était. La panne du moteur franco-allemand ces dernières années a autorisé l’émergence d’autres États membres appuyant des problématiques bien distinctes : l’Italie, qui pousse la question de l’immigration ; le Danemark, qui met en avant le problème de la sécurité et de la défense, comme la Pologne... Mais l’absence de leadership clair n’a permis à aucun État de rallier les autres autour d’une même cause, contrairement à ce qui se passait auparavant. La Hongrie constitue aussi un obstacle majeur, ralentissant énormément les discussions au sein de l’institution.
« La panne du moteur franco-allemand ces dernières années a autorisé l’émergence d’autres États membres appuyant des problématiques bien distinctes »
De quel poids les oppositions nationalistes pèsent-elles dans le débat européen ?
L’extrême droite semble choisir les termes du débat, en mettant sur la table les questions de souveraineté, mais cette influence ne joue que de manière limitée sur la prise de décision au niveau européen. Même s’ils ont gagné de nombreux sièges au sein du Parlement européen, les partis d’extrême droite, divisés en trois groupes (Patriotes pour l’Europe, Conservateurs et réformistes européens et Europe des nations souveraines), peinent à travailler ensemble ainsi qu’à nouer des alliances avec d’autres groupes, dont le PPE (centre droit). Peser au sein de l’UE suppose aussi de pouvoir travailler au sein du Conseil européen, où la présence de l’extrême droite est encore relativement limitée (Italie, Hongrie, Belgique, sans compter les coalitions aux Pays-Bas, en Finlande et en Slovaquie). Ces partis réussiront-ils à exercer davantage d’influence au sein des institutions européennes ? Cette perspective est encore lointaine.
Le thème de la souveraineté nationale peut-il permettre aux droites nationalistes de s’opposer à une Europe souveraine ?
Oui et non. La plupart des partis d’extrême droite en Europe ont changé de positionnement par rapport à l’Union européenne. Alors qu’ils souhaitaient autrefois sortir de l’UE, ils appellent aujourd’hui plutôt à la « changer » dans le but de garantir davantage de souveraineté aux États. Cela fait écho aux sentiments des citoyens. Mais la majorité des électeurs savent que la seule manière de répondre aux crises que nous traversons est d’agir de manière coordonnée à l’échelle européenne.
Quel rôle pourrait jouer Giorgia Meloni ?
Elle joue déjà un rôle important concernant les questions liées à l’immigration. Mais son positionnement sur la guerre en Ukraine est très clair : elle a fortement affirmé à de nombreuses reprises que le soutien à l’Ukraine relevait de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale. Positionnement qu’elle a confirmé en se rendant à tous les sommets de ces dernières semaines. Elle reste également une interlocutrice intéressante pour l’administration Trump, avec laquelle elle partage certaines orientations idéologiques réactionnaires. Cette ambiguïté lui sert, mais peut aussi servir l’Europe. La position de Viktor Orbán me semble beaucoup plus problématique.
« Comment traiter avec les États-Unis, qui sont à la fois des alliés et des concurrents directs ? »
Quelle est la capacité de nuisance des États-Unis à l’encontre de l’Europe ?
Elle est multiple. Il y a d’abord la question de la sécurité : l’administration Trump appuie l’idée d’un accord de paix entre l’Ukraine et la Russie sans impératif de paix durable et diverge ainsi fortement de l’approche européenne. Les États-Unis seraient aussi prêts à lever les sanctions à l’égard de la Russie, or, si c’était le cas, les sanctions européennes auraient beaucoup moins de poids. L’administration trumpiste a également menacé de retirer ses troupes d’Europe, ce qui inquiète particulièrement les pays d’Europe centrale et orientale, qui ont peur qu’on laisse ainsi le champ libre à la Russie. Mais les États-Unis ont également un pouvoir de nuisance économique. La menace brandie par Trump d’imposer des droits de douane sur les importations européennes aux États-Unis est très sérieuse. Il faudra que l’UE réagisse de façon offensive, comme l’a fait le Canada. Des négociations sont-elles possibles ? Est-on prêt à assouplir nos réglementations numériques ou à nous aligner sur la politique états-unienne vis-à-vis de la Chine ? Aujourd’hui, l’Europe fait face à une question cruciale : comment traiter avec les États-Unis, qui sont à la fois des alliés et des concurrents directs ?
Dans un tel contexte, comment faire union ? Et comment transformer cette union en souveraineté ?
Nous devons absolument nous coordonner en Européens afin d’être le plus unis possible. Et cela ne concerne pas uniquement l’Union européenne, mais aussi la Norvège, le Royaume-Uni... La question de la souveraineté européenne est également cruciale : comment nous mettons-nous en ordre de bataille pour pouvoir être de plus en plus autonomes dans notre prise de décision ? Il faudrait investir et dépenser plus pour notre défense, tirer profit de cette opportunité pour réindustrialiser l’Europe, notamment dans le secteur de la transition énergétique et climatique, délaissé par l’administration Trump alors que Biden s’était montré assez ambitieux. Il y a là une opportunité que l’Europe devrait saisir.
Quelle place pour le moteur franco‑allemand ?
J’ai toujours pensé que l’UE ne peut rien faire sans l’alliance de la France et de l’Allemagne, du moins lorsqu’on a besoin d’un vrai sursaut. Pendant la crise du Covid, c’est l’accord entre le président Macron et la chancelière Merkel qui a permis à l’UE de faire un emprunt commun pour soutenir l’industrie européenne et de penser une politique vaccinale globale. Aujourd’hui, le nouveau chancelier, Friedrich Merz, envisage d’autres emprunts européens. Position qui est reçue très favorablement par la France, et c’est primordial. Il existe néanmoins de nombreuses inquiétudes, notamment au sein du Conseil européen, par rapport aux divisions politiques en France et au risque que son gouvernement tombe brusquement. Ce que je souhaiterais, c’est non seulement un moteur franco-allemand fort, mais aussi une France forte et une Allemagne forte. L’Allemagne y travaille. Pour la France, cela reste à voir. Elle fait désormais figure de maillon faible. La question de la dette est cruciale au moment où l’on songe à lancer un nouvel emprunt pour les dépenses de défense. C’est d’autant plus inquiétant que l’élection présidentielle de 2027 se rapproche à grands pas.
« Un sursaut européen passe par des emprunts »
Comment mieux intégrer les pays d’Europe centrale et orientale ?
Certains États membres ont pu prendre plus de place, notamment la Pologne, qui s’est imposée sur les questions de défense. La République tchèque a également fait beaucoup en faveur de l’Ukraine. Mais le rôle de l’Europe centrale concerne aussi les questions institutionnelles et financières. Un sursaut européen passe par des emprunts, la réallocation de portefeuilles, notamment d’une partie des fonds de cohésion qui permettent d’assurer une équité entre les différentes régions et dont l’Europe centrale est la grande bénéficiaire. Il faudra que ces pays s’assurent de ne pas être trop pénalisés.
Comment comprendre le grand retour du Royaume-Uni dans la politique européenne ?
Keir Starmer avait promis un renouveau de la relation entre le Royaume-Uni et l’UE. Cela ne veut pas dire que le Royaume-Uni souhaite revenir dans l’UE, mais qu’il cherche une collaboration plus amicale et plus fonctionnelle. Sur les questions de défense ou les garanties de sécurité en Ukraine, il n’y aurait aucun sens à ne pas impliquer le Royaume-Uni. Londres veut continuer à travailler avec tous les alliés européens de l’Otan. Il en va de même pour la Norvège. Se pose néanmoins la question des modalités concrètes de cette triangulation entre l’UE, les États-Unis et Londres. Si l’administration américaine décide d’imposer des droits de douane forts aux importations européennes mais pas aux britanniques, cela risque de causer des tensions.
Quel risque représentent les réseaux russes pour l’Union ?
La désinformation est de plus en plus importante. De nombreuses capitales européennes ont mis en place des dispositifs pour lutter et pour informer les citoyens – je pense notamment à Viginum en France, mais aussi à des dispositifs similaires en Allemagne ou au niveau de Bruxelles. Seulement, beaucoup de gouvernements n’ont rien fait. Et maintenant que les réseaux sociaux renoncent de plus en plus au fact-checking, la situation risque d’empirer.
Propos recueillis par EMMA FLACARD
« Il faut que l’UE réagisse de façon offensive »
Georgina Wright
Spécialiste de l’UE et des relations transatlantiques au German Marshall Fund, Georgina Wright analyse les défis et les atouts de l’Europe dans la nouvelle donne internationale.
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