« Nous sommes tous en mal d’Europe, et l’Europe nous fait mal »
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Pourquoi cette difficulté d’être européen aujourd’hui ?
Je refuse absolument l’alternative d’être pour ou contre l’Europe. Nous sommes tous Européens ! La question est de savoir de quelle Europe nous parlons… De mon point de vue, il existe quatre Europe, superposées chronologiquement. La première est celle qu’évoque Paul Claudel dans les années 1930 : l’Europe des cathédrales, de la chrétienté, voire de la catholicité. Et puis, il y a ce qu’on a appelé « la belle Europe », l’Europe de l’esprit qui s’épanouit, elle aussi, durant l’entre-deux-guerres. C’est celle de Paul Valéry. C’est l’âge d’or de l’Europe qui voit se réunir lors des décades de Pontigny les grands intellectuels comme André Gide, Stefan Zweig et tant d’autres. Il y a une troisième Europe dont on parle peu, c’est l’Europe de l’Ordre nouveau entre 1940 et 1944, l’Europe de la division Charlemagne – 7 000 Français dans la division des Waffen-SS – et de Drieu la Rochelle, qui déclare : « Je ne suis pas français, je suis européen. » C’est tout un monde qu’on a oublié, illustré par Drieu qui croit que Hitler va refonder l’Europe. Et finalement, il y a l’Europe que nous connaissons : l’Europe de la monnaie, de l’eurozone.
Laquelle a votre préférence ?
C’est l’Europe de Valéry pour laquelle j’éprouve le plus de sympathie. Valéry a porté l’Europe. C’est vraiment un moment unique d’échanges cosmopolites dans une Europe francophone. Qui peut récuser l’Europe de l’esprit ? Qui peut récuser Stefan Zweig, Denis de Rougemont, et tous les grands de l’entre-deux-guerres ? Ce qui fait la force de l’Europe aujourd’hui, c’est la superposition, l’amalgame entre les quatre Europe dont nous venons de parler. On ne sait jamais de quelle Europe on parle.
Comment expliquez-vous notre échec à saisir l’Europe ?
Il y a une phrase extraordinaire de De Gaulle. Malraux l’interroge sur l’Europe et il répond : « Je n’ai jamais cru bon de confier le destin d’un pays à quelque chose qui s’évanouit. » C’est dans Les Chênes qu’on abat. C’est très juste, très fort. J’ai remarqué une chose : les coproductions nouées entre deux pays européens – que ce soit au cinéma, dans l’industrie, dans le domaine scientifique –, cela fonctionne parfaitement. Voyez Airbus, Arianespace. Il faut se rappeler qu’Airbus, c’est le dernier conseil des ministres de De Gaulle qui a décidé son lancement sur une base franco-allemande. De même dans le cinéma, il n’y a pas de cinéma européen. En revanche, il y a des cinémas franco-italien, franco-allemand. Ce qui se fait sous l’égide de l’UE, grâce à des subventions, c’est ce qu’on appelle des europuddings. L’europudding, ça ne marche pas ! Je viens de lire un très bel entretien accordé par Jean-Jacques Annaud qui observe que le cinéma européen n’a ni vedettes ni langue unique. Les seules vedettes connues de tous les Européens sont des vedettes américaines ; et il dit : au fond, quand on parle avec un jeune Italien de Naples, il connaît beaucoup mieux les quartiers de San Francisco que les quartiers de Rome. Délocalisation de l’imaginaire ! Et il termine en disant : il n’y a plus de culture européenne. Je dirais pour ma part : il n’y a plus de civilisation européenne, c’est-à-dire un lieu d’émission de valeurs, de mots, d’images, et pas un lieu de réception. La civilisation, c’est une transformation du paysage environnant par un foyer d’irradiation. Ce foyer d’irradiation, il est évidemment aujourd’hui campé aux États-Unis.
Selon vous, de Gaulle avait vu juste.
De Gaulle est un médium, au fond. Il ne s’est jamais trompé dans ses pronostics. En 1940, il dit : il y a un fossé antichar, c’est la Manche. Personne n’y avait jamais pensé et cela scandalise tout le monde. Dans Les Chênes qu’on abat, il annonce que l’Europe est finie et il le dit avec tristesse : « Il faut regarder mourir l’Europe. Regardons, cela n’arrive pas tous les matins. Alors la civilisation atlantique arrivera. » Dire cela en 1969, ce n’est pas mal. Et il dit aussi cette phrase très juste : « Du temps où les nations se haïssaient, l’Europe avait plus de réalité qu’aujourd’hui. »
Est-ce pour cela qu’il était plus facile d’être européen en 1925 que maintenant ?
Oui, car c’est au lendemain d’un déchirement, d’une guerre, qu’il y a une aspiration à se libérer des divisions européennes. Donc après 14-18, dans le cadre de la Société des nations (SDN), ou après 1945-1948, avec le projet des États-Unis d’Europe. Les temps forts de l’Europe succèdent à des guerres. C’est une respiration très naturelle, élan puis retombée.
Pour dire les choses autrement : nous sommes tous en mal d’Europe, et l’Europe nous fait mal. Si nous sommes en mal d’Europe, c’est que l’Europe correspond à un désir. Mais c’est très dangereux le désir, comme l’a formulé Freud en expliquant que la croyance devient une illusion quand elle repose dans sa motivation sur la réalisation d’un désir. Qui n’a pas le désir de la paix, de la prospérité, de l’harmonie, de la circulation des idées ? Une chose est d’avoir le désir de l’immortalité de l’âme ou du paradis, tout autre chose est le paradis ou l’immortalité.
Ce désir d’Europe est-il toujours présent ?
Je pense que ce désir est pérenne. Il existe toujours des relances. Cela revient tous les dix ans parce que cela correspond à un besoin. Personne ne peut nier l’honorabilité de ce désir, mais la réalité ne suit pas. Donc il y a déception, donc l’Europe nous fait mal parce qu’elle n’est évidemment pas ce que l’on souhaite. La crise migratoire a montré que c’était chacun pour soi. Dès qu’il y a un coup dur, c’est chacun pour soi.
Est-on à la veille d’une sortie de l’histoire ? On entend souvent cette formule appliquée à la vieille Europe.
Je crois que la sortie de l’histoire s’appelle l’Union européenne. Cette Union n’est pas une puissance, elle a cru que l’Homo economicus pouvait devenir une politique. Erreur. Pour fonder une puissance et une politique, il faut un imaginaire commun. Or nous n’en avons pas. Notre imaginaire, c’est Netflix, c’est Hollywood… Cette Europe qui refuse tout passé n’a donc pas d’avenir. Elle postule que l’on peut faire l’économie de l’histoire, une histoire forcément très inconfortable, avec son lot de sang, de sueur. L’histoire, cela veut dire des affrontements, de la contrainte, de la discipline. Être dans l’histoire, c’est très embêtant. En sortir est un soulagement.
Vous semblez davantage promettre à l’Union européenne l’horizon de la maison de retraite…
Mais l’Europe est un peu notre maison de retraite, et tout le monde est très content. Sauf les quelques Français qui rêvent d’une Europe puissance.
Vous avez des phrases très dures sur l’euro, selon vous un billet de Monopoly. L’erreur serait-elle d’avoir bâti l’UE sur la base d’un marché ?
L’erreur est là, dès le départ. Cette idée qu’on allait faire l’Europe par la tangente, via un marché unique, une union douanière. C’est une idée très américaine, que Jean Monnet avait rapportée des États-Unis. Ce n’est pas pour rien qu’il parlait des États-Unis d’Europe. Il oubliait qu’il y avait des États-Unis parce qu’il y avait eu une guerre d’indépendance contre la couronne britannique et puis une guerre de Sécession. C’était dur. Il a pensé qu’on pouvait faire mollement une Europe sans que les gens s’en rendent compte ! Au fond, une Europe des consommateurs. Alors effectivement, quand on met un billet d’un dollar à côté d’un billet de cinq euros, tout est dit.
Pourquoi ?
Parce que le dollar est un billet où il y a une théologie, une géographie et une histoire. Il y a une histoire, parce qu’il y a des personnages ; une géographie, parce qu’il y a des lieux ; une métaphysique, parce qu’il y a un Être suprême (In God We Trust). Et il y a même du latin (E pluribus, unum : « De plusieurs, un ») ! C’est tout de même extraordinaire que ce soit au Nouveau Monde, chez un peuple d’ingénieurs, qu’on trouve du Virgile… Si vous comparez avec notre billet de Monopoly, vous n’y trouverez ni transcendance, ni histoire, ni géographie. Il y a des symboles abstraits. Pas de nom, pas de portrait ni de devise. Idéal pour une non-personne hors-sol et sans mémoire.
Vous évoquiez tout à l’heure « l’Europe puissance ». Pourquoi écartez-vous cette perspective ?
Mais parce que c’est une vaste blague. Pour cela, il aurait fallu se donner une armée et les Américains ne voulaient évidemment pas d’une armée européenne. Du reste, en 2045, toutes les aviations militaires en Europe seront américaines sauf la française.
Nous sommes dans une Europe à deux étages : il y a la rhétorique en haut, la pratique en bas. Dans la rhétorique, on parle de l’Europe puissance. Dans la pratique, les généraux rigolent ! Quant à parler de souveraineté européenne… La souveraineté, c’est la capacité de décider de la paix et de la guerre. Qui peut penser que l’Europe le puisse ? Les États-Unis, la Chine et la Russie le peuvent, pas nous.
Dans votre dernier texte, L’Europe fantôme, vous situez la scène européenne entre la commedia dell’arte et la tragédie. N’existe-t-il aucune alternative ?
Mais pour moi, la tragédie européenne, c’est que cela soit une farce ! Elle est réduite à des postures, à une rhétorique ou à des professions de foi. Ce n’est pas bête de parler de foi à condition d’y mettre la foi chrétienne, le parti démocrate-chrétien, et le socialisme, je dirais la foi sociale-démocrate. C’est l’alliance de ces deux espérances qui a fait l’Europe, Jacques Delors faisant le lien. Mais dès lors que ces deux partis, ces deux piliers institutionnels, ont disparu, il ne reste plus que l’Europe des banquiers, l’Europe qui liquide l’État-providence. Je le dis avec regret : l’Europe est une page tournée. Le Zeitgeist, l’esprit du temps, n’est plus là.
Diriez-vous que l’Europe est une religion ?
Une religion séculière de substitution. C’était clair chez François Mitterrand. En 1983-1984, il fallait un mythe de substitution qui permette de regrouper des forces démocrates-chrétiennes, centristes, et de donner aux populations, comme on dit, un nouvel horizon. Le socialisme se cassant la figure avec la rigueur, il fallait changer de mythologie. Celle-là avait beaucoup d’avantages et Mitterrand y croyait très sincèrement, comme tous ceux qui ont fait la guerre. D’ailleurs, la génération qui a connu la Seconde Guerre mondiale reste très européiste. Edgar Morin, par exemple, même s’il est aujourd’hui très déçu. Un homme comme Daniel Cordier, aussi. Ils déchantent. Oui, nous sommes en mal d’Europe et l’Europe nous fait mal. Il est dur de savoir qu’on n’est plus, depuis 1945, le centre du monde.
Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO & LAURENT GREILSAMER
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