Quand je parle de mon travail pour une émission sur la jeunesse européenne, on me dit souvent juste après : « Ah ! une émission sur Erasmus ? » Certains n’osent pas l’avouer, mais quand on parle de sentiment européen, ils pensent encore à Romain Duris jeune, dans L’Auberge espagnole. Chaque semaine, je pars interroger leurs cadets : ceux qui n’ont pas connu les sifflements d’internet payé à la minute. Je tente de rendre compte sans fiction, et sans Romain Duris, de ce qu’évoque pour eux le Vieux Continent.

Parmi les jeunes Français, j’entends souvent de l’ennui face à la question européenne. C’est Claire qui me disait : « Il y a une espèce de phénomène qui se produit quand on prononce le mot Europe, une léthargie qui s’empare de moi. Je ne sais pas si ça tient au fait qu’on nous en a parlé en primaire, dans des contextes hyper chiants ! Pour moi, c’est associé à la semaine européenne à la cantine, où tu as une pauvre tortilla dégueulasse de Sodexo avec un cure-dent et un drapeau d’Espagne. C’est peut-être à cette étape-là de notre vie que s’est instillé un ennui profond pour la question européenne. »

Cet ennui, je l’ai souvent vu remplacer par de la révolte au Sud, et de la curiosité à l’Est, où l’intégration européenne est plus récente et le contraste avec la génération d’avant, plus marquant. L’Europe a ouvert des possibles. Ce contraste entre la première génération européenne et celle des parents se voit dans la rue, me disait Alma, jeune agricultrice lettone tatouée, assise dans un bar branché de Riga : « Les jeunes sourient, les vieux pas, ils craignent encore le jugement des autres. »

Je me souviens d’Andreea qui racontait bien ce gouffre entre générations depuis Megidia, au sud-est de la Roumanie : « Mon grand-père a été détenu politique pendant huit ans. Quand il a été libéré, il avait perdu toutes ses dents et il avait peur. Il est mort sans rien nous avoir raconté. » La mère d’Andreea a peu évoqué tout cela avec ses enfants, « par peur des micros qui auraient pu être installés dans la maison ». Andreea remarque : « J’ai des options de vie et la possibilité d’être impulsive, ce que ma mère n’a jamais eu. » Elle observe aussi qu’il n’est vraiment pas facile de devoir réconcilier deux mondes. « Parfois, j’ai la sensation que l’entrée de mon pays dans l’UE, c’est comme un mariage arrangé entre la Roumanie et un mari plus riche qu’elle », dit-elle.

Michela, 27 ans, qui a grandi dans l’exploitation agricole de ses parents, se sent italienne avant d’être européenne. Elle accepterait des coopérations avec d’autres nations mais refuse tout ce qui peut s’apparenter à des « ingérences venant de pays étrangers ». Michela est militante pour le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia. Elle me parle de son amour pour sa terre, celle où vivent, à moins de dix kilomètres les uns des autres, tous les membres de sa famille. Elle étudie aujourd’hui à Bologne, mais n’a pas fait d’Erasmus car elle trouvait cela trop difficile de vivre loin de chez elle. Sa crainte est la suivante : que sa « génération parte chercher du travail ailleurs et qu’il n’y ait plus d’Italiens en Italie d’ici dix ans, mais seulement des migrants ».

D’autres sont immobilisés contre leur gré. Comme ces lycéens rencontrés à Bobigny qui n’ont jamais quitté l’Île-de-France et pour qui les manifestations de Gilets jaunes auront été le premier grand voyage, avec des banderoles, tous mélangés. Pour eux, l’Europe ne veut rien dire, c’est loin, ils ne l’ont pas ressentie. Peut-être aussi parce qu’ils sont encore très jeunes : l’âge de ceux qui manifestent pour le climat. Quels Européens seront-ils, ceux qui ont 14 ans aujourd’hui ? 

Enfin, il y a ceux qui voyagent avec facilité. Beaucoup de jeunes nous écrivent pour parler de leurs vies mélangées et de leurs identités multiples. Ils n’ont connu que la monnaie unique, parlent à leurs familles dans une langue, travaillent dans une autre, couchent dans une troisième. L’Europe a permis à certains d’être des transfuges : sortir d’une communauté pour en embrasser une autre. Occuper un espace qui n’était pas le leur. Ils connaissent peu les institutions et, s’ils s’y intéressent, sont assez critiques de l’opacité, de la bureaucratie, mais ils ont une pratique de ce territoire, une facilité à l’arpenter que leurs parents n’avaient pas. En Lettonie, j’ai rencontré deux jeunes Allemandes qui, n’ayant pas été admises en fac de médecine chez elles, ont pu s’inscrire à Riga pour 12 000 euros par an. Alors, oui, elles aussi se sentent européennes, pour la facilité des équivalences de diplômes, et parce que, nourries de la culpabilité de leurs grands-parents allemands qu’elles trouvent légitime, elles préfèrent se dire européennes pour éviter tout jugement.

On ne peut plus se contenter de parler d’Erasmus pour donner envie d’Europe. Le projet reste d’abord destiné aux plus privilégiés et l’initiative, même si elle est formidable, est insuffisante pour embarquer toutes les couches de la population. Ceux qui ont rêvé de Romain Duris sont à présent trentenaires. Quelle est la prochaine étape ? Il faut plus de place dans les médias pour ne plus devoir ranger les jeunes en deux camps : les eurosceptiques et les eurobéats, pour raconter les sentiments de tous ceux qui balancent entre les deux. Pour ça, il faudrait aussi que la fiction s’empare de nos institutions, pour les raconter, les critiquer, sortir des fantasmes et des peurs sur ce qui s’y joue afin de mieux agir. En rigoler aussi. Quel récit fictionnel pourra sauver l’Europe face à la tortilla ? 

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