Le respect de l’État de droit ne peut et ne doit être un sujet de débat et de discussion, c’est un principe intangible du contrat social qui fonde la démocratie et la vie en société. L’incroyable violence de cette foule prenant d’assaut le Capitole américain a montré en 2021 à quel point une démocratie – en l’occurrence celle de la plus grande puissance du monde – peut être fragile. De façon moins spectaculaire et plus insidieuse, l’évidence de l’État de droit fait l’objet de coups de boutoir qui se manifestent par la contestation de conventions internationales, de textes nationaux et de jurisprudences protégeant les libertés publiques. À défaut d’être jugulé, le phénomène est au moins identifié et fait l’objet, à juste titre, de multiples analyses et alertes.
Mais il existe aussi une menace endogène à l’État de droit : elle provient non de l’atteinte aux normes mais de l’excès de normes. La norme est consubstantielle à l’État de droit et il peut paraître paradoxal, voire provocateur, de les opposer. Toutefois, de même que, selon l’adage, « trop d’impôts tuent l’impôt », trop de normes peuvent menacer l’État de droit.
De multiples mécanismes conduisent à l’inflation des normes qui s’imposent aux acteurs de la société civile. Il est de bon ton d’attribuer ce phénomène à l’« État profond ». Sans méconnaître la responsabilité de la technostructure, la réalité est plus subtile et plus profonde. C’est toute la société qui, dans un même souffle schizophrénique, conteste le trop-plein de normes et demande, en permanence, à l’État et à l’Union européenne de préciser et de multiplier les normes. L’entreprise et le particulier ne supportent pas, au nom de la sécurité juridique et du principe d’égalité, que la norme soit floue et susceptible d’interprétations diverses de la part des administrations et des juges. Entre une haute administration experte et désireuse de régler au plus près le détail des textes et la demande de la société d’une norme toujours plus précise se crée un processus itératif très puissant contre lequel viennent se rompre les multiples plans gouvernementaux de simplification administrative.
Les implications de cette inflation normative sont diverses et vont au-delà du « marronnier » des médias sur la complexité de nos réglementations. Elles affectent l’État de droit. S’agissant de la société civile, les normes, par leur excès, limitent, souvent au-delà du nécessaire, l’exercice de nos libertés. Surtout, il existe un mécanisme de défense implicite des sociétés contre cet excès quantitatif : leur application très souple et relative. Nous n’appliquons pas certaines normes que nous considérons comme déraisonnables ou inapplicables et que l’État n’a ni les moyens ni la volonté de contrôler. Les multiples et contradictoires réglementations sur l’implantation des haies – désormais célèbres depuis le mouvement des agriculteurs – en sont une illustration. Il n’existe pas une régulation vertueuse de la norme, bien au contraire. On pourra d’autant plus multiplier les normes excessives et inutiles que celles-ci seront sans effet concret et contraignant.
Tout le monde croit ou feint de croire que le problème est réglé lorsque la loi a été votée
Mais le plus grave concerne le fonctionnement même de la démocratie. Celle-ci a tendance à produire plus de normes que de résultats concrets. Discours, journaux, radios et télévisions le montrent à satiété. Il existe dans notre système politique un culte de la réforme par la norme : il faut modifier la Constitution, il faut voter une nouvelle loi, il faut élaborer une nouvelle directive européenne… La question de savoir si, appliquant un principe de subsidiarité, on pourrait réformer sans loi nouvelle en mobilisant les moyens existants est très rarement posée. La première conséquence est que tout le monde croit ou feint de croire que le problème est réglé lorsque la loi a été votée. Sa mise en œuvre concrète intéresse peu les médias et les communicants des responsables politiques. En revanche, l’artisan, l’agriculteur, le salarié, le retraité qui ont entendu les annonces politiques ne voient pas, faute d’une mobilisation suffisante de l’État sur l’exécution, les résultats concrets les concernant. Il en va d’autant plus ainsi que l’efficacité marginale des nouvelles normes tend à se réduire.
L’autre conséquence est qu’insidieusement l’accumulation des strates de normes et des jurisprudences limite, au-delà du raisonnable, les marges d’action et la rapidité de mise en œuvre des politiques publiques. Il doit certes exister une tension entre les exigences d’efficacité d’une politique publique et les contraintes juridiques auxquelles est subordonnée cette politique. Cette tension est normale, c’est le principe même du respect de l’État de droit. Elle implique toutefois de la part de ceux qui construisent, appliquent et interprètent les normes une forme de réserve, en veillant à préserver la capacité d’agir, de gouverner et d’obtenir des résultats visibles et tangibles au travers de l’action publique.
Le risque, que l’on a vu poindre au moment du Covid, est qu’un soupçon d’inefficacité pèse sur la démocratie, qui serait, à la différence de régimes « illibéraux », de moins en moins en capacité de répondre concrètement, rapidement et de façon adaptée aux besoins et attentes des « gens ». Les partis populistes ne s’y sont pas trompés. Ils voient dans ce soupçon un filon politique qu’ils exploitent. Le carburant de leurs succès électoraux est cependant de faire croire à une prétendue et illusoire efficacité dont le prix nécessaire serait la méconnaissance des piliers de l’État de droit.
Aussi les plus fervents défenseurs de la démocratie et de l’État de droit doivent-ils prendre conscience de cette menace endogène que constitue une inflation normative non contrôlée. La démocratie a certes besoin de normes et de principes intangibles. Mais ne la dispersons pas dans des normes nombreuses et inutiles qui nuisent à son efficacité, à sa capacité à réformer et donc à sa légitimité face à des acteurs qui ont une conception toute relative des exigences de l’État de droit et surtout face aux attentes du corps social.