En quoi l’État de droit est-il une notion « labyrinthique » ?

C’est une notion qui ne se laisse pas saisir dans une définition claire et simple. Elle est en effet composée de nombreux apports successifs qui l’ont enrichie mais lui ont donné des sens multiples. En bref, elle est la traduction du concept allemand de Rechtsstaat, notion apparue pour à la fois limiter et justifier la puissance de l’Empire allemand, alors en pleine expansion. Ultérieurement, le juriste autrichien Hans Kelsen (1881-1973) en a donné une vision très juridique, fondée notamment sur deux idées clés : d’abord, tout le monde, y compris les autorités publiques, est soumis au droit ; ensuite, les normes juridiques n’ont de valeur qu’en s’articulant les unes aux autres dans une hiérarchie montant jusqu’à la Constitution, norme suprême. L’État de droit est proche mais distinct de la rule of law (« primauté de la loi ») britannique, qui repose sur la prédominance absolue du droit sur l’arbitraire et exclue l’existence d’un large pouvoir discrétionnaire de la part du gouvernement. Pour sa part, la Convention européenne des droits de l’homme utilise la formule de « prééminence du droit », qui traduit et synthétise les deux précédentes, en y ajoutant un catalogue de droits fondamentaux. Enfin, un organisme du Conseil de l’Europe, la Commission de Venise, qui jouit d’une grande autorité en matière constitutionnelle, a estimé qu’il fallait regarder le contenu de l’État de droit, plutôt que chercher à le définir. Ce contenu, ce sont les droits fondamentaux, et l’on peut aujourd’hui considérer que ceux-ci forment l’État de droit.

Votre parcours de juge vous a-t-il fait apprécier cette notion de façon moins juridique ?

Oui. En devenant juge, j’ai vécu deux choses très fortes : la découverte du caractère traumatisant, pour tous les justiciables, de la rencontre avec l’appareil judiciaire, et le changement majeur de la place du juge dans le dispositif étatique. À mes débuts, les juges étaient vus par les politiques comme des fonctionnaires de rang intermédiaire, parfois indisciplinés. Puis, par l’effet de la construction européenne et du profond changement de l’ordre social manifesté par le mouvement de Mai 68, les juges sont entrés progressivement dans une large communauté juridictionnelle qui regroupe aujourd’hui toutes les juridictions : en France, le Conseil constitutionnel et les juridictions administratives au niveau national ; et dans une dimension verticale, les juridictions européennes. Tout ce dispositif est organisé comme une galaxie, avec des connexions complexes mais efficaces. L’ensemble a acquis une réelle puissance qui inquiète les responsables politiques. J’y vois un appel à la vigilance pour les juges. Une invitation à bien penser la mise en œuvre de ces pouvoirs pour être sûr qu’ils sont utilisés avec la retenue, la perspicacité, la transparence suffisantes pour renforcer leur légitimité.

Cette puissance porte-t-elle atteinte au principe de séparation des pouvoirs ?

Ceux qui critiquent les juges sous cet angle disent qu’ils violent ce principe : vous allez sur le terrain du législateur, reprochent-ils, parce que vous transformez les lois votées par le Parlement en les appliquant ; et vous empêchez l’exécutif de gouverner en posant des limites que vous fondez sur l’État de droit. Par exemple, vous considérez que la préférence nationale est contraire à ce dernier ; mais de quoi vous mêlez-vous ? demandent les politiques qui défendent cette mesure. Seulement, c’est une erreur de voir la séparation des pouvoirs comme des frontières sur une carte d’état-major. Il ne s’agit pas de frontières qui séparent, mais de lignes d’osmose, comme jadis celles de l’Empire romain.

Quelle est la dimension humaine de votre travail ?

Mon grand-père maternel était un notable provincial. Enfant, j’étais fasciné par sa façon d’écouter les gens avec bienveillance, de leur parler avec respect, d’être attentif à leurs douleurs, à leurs angoisses. Juge, je suis devenu détenteur d’un très grand pouvoir face à des gens qui portaient leurs douleurs et leurs angoisses propres. Bien sûr, il faut trancher, parfois sanctionner, mais il faut le faire en leur donnant le sentiment qu’ils ont été écoutés et respectés. Je me suis dit que mes regards, mes paroles et mes attitudes devaient concourir à cela. Je crois profondément que tout pouvoir – et particulièrement celui des juges – doit s’exercer dans une perspective humaniste pour servir efficacement une société vivante et vivable.

Que pensez-vous de l’accusation, émanant souvent du milieu politique, de « gouvernement des juges » ?

« Le » politique englobe tout ce qui concerne l’organisation de la société. Le droit y tient une place importante et les juges qui l’appliquent également. « La » politique a pour objet d’orienter les choix collectifs en fonction d’opinions ou d’idéologies personnelles. Si un juge utilise sciemment son pouvoir dans ce but, il est clair qu’il viole le principe d’impartialité et entre en conflit avec les règles juridiques, déontologiques et éthiques. Je pense que peu le font sciemment. Tous ont un devoir de vigilance pour renforcer leur impartialité dans le respect de cette distinction.

 

« Si l’élection est la source première de légitimité en démocratie, il est essentiel que d’autres sources soient prises en compte »

 

Dans le domaine pénal, les juges sont guettés par deux écueils : faire l’autruche ou se prendre pour Zorro ! Un juge justicier est dangereux sur le plan de l’éthique et de la déontologie. Il faut éviter ce qui trop longtemps fut, sinon une complicité tacite, du moins une sorte de bienveillance, une retenue vis-à-vis d’un autre monde, mal connu et menaçant. Tout a changé avec l’entrée spectaculaire des juges dans le monde de la délinquance économico-politique. C’était à la suite de Mai 68. On a vu l’apparition d’un syndicalisme judiciaire actif, perçu par certains comme le signe d’une politisation du corps judiciaire. Dans le même temps, la construction européenne promouvait au premier rang des normes l’État de droit et sa substance, les droits fondamentaux. Et dans l’ADN de ces normes se trouvait l’idée que tous sont soumis au droit, y compris les puissants du monde économique et politique. Des domaines prêtaient particulièrement le flanc à ces pénétrations judiciaires : notamment le financement des partis politiques et les accidents du travail. On était très proche du juge justicier, mais on perçait un plafond de verre douloureusement vécu par beaucoup. S’agissant des dossiers politiques interférant dans la vie démocratique, il est parfois difficile pour un juge de trouver le bon point d’équilibre. Faut-il mettre en attente un dossier pénal concernant un candidat aux plus hautes fonctions de l’État, position qui, s’il y accède, rendra impossible ou illusoire toute sanction de son éventuelle culpabilité ? Comment se comporter face à des « poids lourds politiques » ou à de « grands patrons » comparaissant devant la justice ? Le juge est alors confronté à une situation impressionnante. Il peut se montrer excessif, maladroit ou en retrait.

Que vous inspirent les récents propos du ministre de l’Intérieur, pour qui l’État de droit n’est « ni intangible ni sacré » ?

Sans sanctifier les droits fondamentaux, il faut garder à l’esprit qu’ils sont reliés à une sorte de « point haut », que des expériences tragiques de l’humanité, des esprits attachés au bien-être commun et des structures institutionnelles ont reconnu comme une marque de civilisation. On assiste à la multiplication de régimes autoritaires, dont les dirigeants déplacent le curseur politique vers la discipline collective au détriment des libertés individuelles. C’est toutefois au fruit que l’on reconnaît la qualité de l’arbre. Si cela conduit, entre autres, à jeter des gens en prison au motif qu’ils ont exprimé des opinions divergentes ou à accepter une répression excessivement violente pour rendre plus efficace le maintien de l’ordre, la démocratie est en grave danger.

Particulièrement consciente des risques d’un affaiblissement de l’État de droit, la République fédérale d’Allemagne a formulé ainsi la première phrase de l’article 1 de sa loi fondamentale : « La dignité de l’être humain est intangible… » Et l’alinéa 3 de l’article 79 de cette constitution protège ce principe par une « clause d’éternité » ainsi rédigée : « [T]oute modification de la présente Loi fondamentale, qui toucherait […] aux principes énoncés aux articles 1 et 20, est interdite. »

L’histoire a montré que la loi peut trahir la démocratie. Pour réduire ce danger, le grand philosophe Habermas a souligné l’importance du mode d’élaboration de la règle. Pour protéger le caractère démocratique de sa substance, il faut associer un maximum de personnes intéressées à son élaboration.

Ils m’inquiètent, ces politiques de toutes tendances qui pensent tirer profit de ne pas se sentir tenus par l’État de droit.

« La source de l’État de droit, affirme encore Bruno Retailleau, […] c’est le peuple souverain ». Qu’en pensez-vous ?

Beaucoup de politiques considèrent que l’unique source légitime du droit est l’élection. Certains en déduisent, par exemple, que s’ils parviennent à convaincre le peuple qu’il faut rejeter les migrants à la mer sans examiner les drames auxquels ils tentent d’échapper, cette mesure sera conforme au droit. C’est une conception périlleuse sur les plans juridique, politique et éthique. Juridique, car elle a notamment pour but d’écarter des normes constitutionnelles ou internationales consacrant des droits fondamentaux ; politique, parce qu’elle ouvre la voie à un régime autoritaire ; éthique, en ce qu’elle lève des barrières morales qui protègent les plus fragiles. Je suis en désaccord avec cette vision : si l’élection est la source première de légitimité en démocratie, il est essentiel que d’autres sources complémentaires soient prises en compte. À titre d’exemples, les corps intermédiaires, tels que les syndicats ou les associations, ou encore les ONG ont une part de légitimité. Il en est de même des juges, dont l’indépendance et le respect de règles de procédure dans l’application du droit enracinent la légitimité.

Il faut souligner qu’il existe une sorte de parallélisme méthodologique entre la justice et la démocratie. La justice met en œuvre des procédés profondément démocratiques : le contradictoire, la délibération, l’impartialité et l’indépendance. Plutôt que de rejeter le pouvoir des juges, l’idéal serait d’ouvrir avec eux un dialogue continu sur ce pouvoir, avec l’idée de rechercher un juste équilibre. En mars 2022, une commission du Sénat sur la judiciarisation de la vie publique, conduite par Philippe Bonnecarrère, a constitué une très bonne étape préalable à ce travail. Est en jeu notre destin politique commun, qui doit se situer dans le champ démocratique.

Qu’est-ce qui menace l’État de droit ?

Pour moi, c’est l’angoisse que suscite l’extrême complexité du monde et de nos sociétés. Le néolibéralisme, qui est un hyperindividualisme, a également une grande part dans cette angoisse collective. La mission des responsables politiques n’est pas, comme ils le font souvent, de réduire le débat à des options simplificatrices et clivantes, ainsi qu’à des termes destinés à disqualifier les contradicteurs. Leur devoir est de mettre cette complexité à portée des citoyens afin de les aider à participer à un débat démocratique pour faire des choix raisonnés. Faute d’y parvenir, reviendra la tentation redoutable de trouver des boucs émissaires et de s’enfermer dans une vision binaire du collectif avec, d’un côté, des amis et des ennemis de l’autre. La menace ultime contre l’État de droit est décrite dans la doctrine de ce juriste perverti qu’était Carl Schmitt (1888-1985), complice du régime nazi. Pour lui, la communauté doit être fusionnelle et ne produire que des amis ou des ennemis. Le droit, dicté par le chef, est charpenté par les mesures d’exception destinées à manifester son pouvoir et rassurer les masses, dont le seul mode d’expression acceptable est l’acclamation.

Je voudrais, pour conclure, faire partager ma conviction, forgée par une longue expérience de juge, que l’État de droit est un pilier essentiel de la démocratie. Il nous appartient de protéger l’un et l’autre pour les transmettre au monde qui vient, afin qu’il soit vivable. 

 

Propos recueillis par ÉRIC FOTTORINO

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