C’est en Allemagne, à la fin du xviiie siècle, que le concept d’État de droit (Rechtsstaat) a été théorisé par un juriste, Johann Placidus, qui tirait les conséquences de la conception kantienne du droit : l’État devait se conformer à des normes, et certaines normes non juridiques, de nature morale et universelle, devaient inspirer la normativité positive de l’État. L’État de « droit » (Recht) s’opposait à l’État de simple « police » (Policey), en ce qu’une norme supérieure régissait et régulait toujours l’action exécutive et administrative, sous le contrôle du juge, auquel le citoyen pouvait faire appel s’il décelait de l’arbitraire – c’est-à-dire un exercice non régulé du libre arbitre de l’administration ou du prince.

C’est également en Allemagne, moins d’un siècle et demi plus tard, que la distinction entre ces deux notions est apparue de manière claire et tranchante : l’ordonnance d’exception du 28 février 1933, signée par le président Hindenburg à la demande du gouvernement Hitler-Papen, suspend en effet, « jusqu’à nouvel ordre », toutes les libertés et tous les droits fondamentaux énoncés par les articles 114 à 153 de la Constitution de Weimar, et crée une « rétention de protection » (Schutzhaft) confiée à l’appréciation de la seule police, soustraite au contrôle du juge et effectuée en « camp de concentration », dont le premier est ouvert à Dachau un mois plus tard, le 21 mars 1933. Décision policière, la rétention de protection échappe, contrairement à la détention légale, au contrôle judiciaire. L’ordonnance aggrave également, sans intervention du législateur, les dispositions du Code pénal pour des crimes jusque-là punis de détention et désormais frappés par la peine de mort. En un texte, et à une date précise, l’Allemagne renonce à l’État de droit et inaugure douze ans d’État policier. C’est bien cette ordonnance, couplée au vote des pleins pouvoirs par le Reichstag nouvellement élu le 23 mars 1933, qui fait office de charte constitutionnelle et pénale du IIIe Reich, régime de non-droit.

À y regarder de plus près, cette bascule chronologique, exemplaire de netteté, doit être pensée dans une dynamique plus progressive. L’ordonnance du 28 février a été élaborée en quelques heures, dans la nuit de l’incendie du Reichstag, pour être présentée à la signature présidentielle au petit matin, ce qui a accrédité la thèse d’un complot nazi. La réalité est plus prosaïque : le texte était prêt, élaboré par les juristes des précédents cabinets ministériels qui, depuis l’été 1932, raisonnaient volontiers en termes d’« état d’urgence » (Notstand), de « détresse de l’État » (Staatsnotstand) et, partant, d’« état d’exception » (Notrecht). Autrement dit, c’est dans le contexte d’un État de droit, celui de la République de Weimar, que des hauts fonctionnaires et des responsables politiques ont entrepris, par convenance et opportunité, de miner le droit commun en le mitant par des dispositions d’exception dont, par effet de cliquet, il est toujours resté quelque chose (une restriction du droit de la presse par-ci, une atteinte à la liberté de réunion par-là), de la même manière que, en 2024, des caméras à reconnaissance faciale installées pour les JO sont finalement appelées à rester en place.

C’est cette dynamique qui doit être méditée : les dégradations régulières, presque insensibles, sont décisives, plus que le craquement final. À cet égard, la France des années Hollande-Macron, d’état d’urgence en affaire Benalla, de lutte contre Anticor aux viols répétés de la constitution, figurera peut-être à son tour en bonne place dans les manuels d’histoire. 

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