Le propos est connu, il ouvre les Mémoires de Jean Foyer, Sur les chemins du droit avec le Général : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le Droit. » Foyer ajoute : « Telle est la leçon de droit que me donna le général de Gaulle un jour, alors que, étant son garde des Sceaux, je l’agaçais par des objections juridiques. » Et l’agrégé de droit de préciser que derrière cette formule à l’emporte-pièce, il n’y avait nul « cynisme juridique », tant l’homme qui la prononçait savait « la nécessité du droit et l’importance des institutions ». Ce qu’il entendait exprimer, c’était « le refus du juridisme, de cet algébrisme dont les tenants prétendent imposer des conséquences contraires au bien commun qui leur semblent se déduire logiquement de leurs prémisses ».

Jean Foyer composa ses Mémoires alors que le grand bouleversement provoqué par l’émergence du droit supranational, par la montée en puissance des juges européens et la réinvention en juridiction du Conseil constitutionnel français avait déjà profondément dénaturé le rôle imparti à la jurisprudence : interpréter les normes mais non les produire. Il vécut même suffisamment pour assister à la révision constitutionnelle de 2008 et à la création de la QPC (question prioritaire de constitutionnalité), couronnement d’un édifice venant réduire encore la portée des intérêts publics au profit de ceux des individus – et au-delà, car il s’agit plutôt de droits réinterprétés par des juridictions « souveraines » et susceptibles de favoriser par leurs décisions des forces économiques et sociales, ou des communautés, qui peuvent se révéler sources de division, voire d’oppression. C’est l’avertissement précoce que Georges Pompidou, sentant le grand frémissement qui se dessinait, avait lancé au Conseil d’État le 28 avril 1970 : « L’action des pouvoirs publics s’adresse non plus seulement à des individus isolés, mais à des groupes qui dans la meilleure des hypothèses n’ont de l’intérêt national qu’une vision fragmentaire, et qui, le plus souvent, n’ont d’autres préoccupations que la défense de la situation qui leur est propre ou la revendication des avantages qu’ils exigent. […] En présence d’intérêts collectifs multiples, le citoyen reste démuni et exposé aux plus graves atteintes. Dès lors, le temps n’est plus où dans un pays tel que le nôtre, l’autorité de l’État pourrait apparaître comme une menace pour la liberté du citoyen. Elle en constitue au contraire aujourd’hui la plus solide et la meilleure garantie. » Et il en appelait à la vigilance du « premier Corps de l’État »…

 

C’est le peuple souverain qui définit ce que doit être « l’état du droit »

 

Pompidou comme Foyer ne furent pas toujours d’accord avec de Gaulle dans les circonstances particulières de la guerre d’Algérie, mais ils connaissaient et approuvaient la logique profonde de la Ve République, qui voulait en finir avec des décennies d’instabilité constitutionnelle et fonder un système politique conforme à la conception si bien définie en son temps par le juriste Maurice Hauriou : un État qui fût non seulement un ensemble d’institutions, mais un organisme disposant d’un pouvoir d’action ; le fondement d’un tel État, la source de toute puissance d’agir, étant la souveraineté nationale dont l’expression est le suffrage universel direct – le peuple se prononçant par l’élection de ses représentants ou par la voie du référendum. Dans la vision gaullienne, une telle force est d’autant plus nécessaire que la démocratie est par nature fragile et qu’elle doit bénéficier d’une armature propre à affronter les crises, qui, au fond, constituent son lot ordinaire. Cet ethos dramatique, expression de la pure réalité, ne pouvait que se heurter à l’incompréhension des juges, ou quasi-juges, des temps nouveaux, qui se sont faits les apôtres d’un droit abstrait et faussement protecteur dont ils reformulent eux-mêmes sans cesse les principes. Nous sommes loin de l’esprit du gaullisme issu de la Résistance et de sa nature essentiellement démocratique telle que la définissait René Capitant, garde des Sceaux de 1968 à 1969 : il la voyait non comme « un sentiment de confiance passive », mais comme « une volonté civique de concourir au redressement national ». La force d’une démocratie se mesure à la participation effective du citoyen à la chose publique. Or c’est le peuple souverain – collectivité formée par les citoyens et non simple addition d’individus – qui définit ce que doit être « l’état du droit ». La jurisprudence est inévitable, disait Jean Foyer, mais en rappelant le principe énoncé par Portalis, qui participa à la rédaction du Code civil de 1804, selon lequel cette jurisprudence n’est légitime que parce qu’elle est élaborée sous la surveillance du législateur. Et n’est admissible que si « le législateur a le pouvoir et le moyen de la briser » lorsque l’intérêt public l’exige.

Car où est le vrai souverain ? L’« État de droit » est devenu une formule, presque un slogan. Les sources du droit se sont multipliées, perdant en route le principe de souveraineté. En Allemagne, la Cour de Karlsruhe a su rappeler avec clarté que s’il y avait conflit, les principes intangibles qui fondent l’identité constitutionnelle du pays devaient l’emporter sur les sources supranationales. En France – pays qui a fait sa révolution parce que des magistrats, propriétaires de leurs charges, s’étaient obstinément opposés aux réformes proposées par la monarchie –, la succession des « coups d’État du Droit », pour reprendre l’expression du professeur de droit public Olivier Cayla, est près d’avoir raison du seul État de droit qui vaille, celui qui prend sa source première dans la souveraineté du peuple et non dans des dogmes formulés par des corps échappant à tout contrôle démocratique. La première des libertés, rappelait l’économiste Charles Dupont-White (1807-1878), c’est le pouvoir que le peuple a sur lui-même. 

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