Vendredi 12 avril, après un court séjour, j’ai quitté une nouvelle fois Beyrouth. J’ai l’impression que depuis que j’ai rejoint Paris en 2004 pour terminer mes études d’art, ma vie est rythmée par ces départs et ces retours incessants vers ma terre natale. Comme à chaque fois, ma mère nous a conduits jusqu’à l’aéroport, mon inquiétude était plus forte qu’habituellement. Lors de mon précédent séjour, je m’étais envolée le 6 octobre, veille de ce jour qui a grand ouvert la porte des horreurs. Vendredi 12, j’ai reçu, comme tous les Franco-Libanais, une alerte du ministère des Affaires étrangères recommandant d’éviter « impérativement » de se rendre au Liban. Nous étions dans l’attente… comme toujours dans cette région qui va de crise en crise. En chemin pour l’aéroport, je me suis dit que j’étais trop souvent partie avec une boule au ventre. Quand j’ai serré ma mère dans mes bras, j’ai pensé qu’une fois de plus, je m’éloignais sans savoir quand et dans quelles conditions je la retrouverais.

Ici, « on vit au jour le jour »

Mes parents font partie de ces Libanais qui n’ont jamais voulu quitter Beyrouth. Je suis née en 1981 et j’ai grandi dans cet immeuble du 38 de la rue Youssef-Semaani que j’ai dessiné dans mes premiers livres, à quelques pas de la ligne de démarcation qui a coupé la ville en deux, de 1975 à 1990, figeant de part et d’autre les communautés chrétiennes et musulmanes.

Malgré la reconstruction et la gentrification, il reste dans ce quartier Achrafieh des habitants de longue date comme ma grand-mère, mes parents, de nombreux voisins et des commerçants qui ont résisté ensemble depuis des décennies à toutes les violences. Les conflits ont tissé une proximité fraternelle. Pendant la guerre civile, comme on ne pouvait pas traverser la rue sans être pris pour cible par des francs-tireurs, les habitants avaient mis en place un système de circulation à l’intérieur des immeubles et des jardins.

« À chaque cessez-le-feu, nous allions ramasser des éclats d’obus que nous échangions avec les copains. »

En faisant des recherches pour mes livres, j’ai eu la surprise de reconnaître ma grand-mère dans un reportage de la télévision française datant de 1984. Coincée dans le vestibule de l’appartement, comme à chaque bombardement, elle prononçait cette phrase bouleversante : « Je pense qu’on est quand même, peut-être, plus ou moins en sécurité. »

C’est ainsi que nous avons grandi, avec mon frère, en apprenant à détecter au son qu’ils faisaient si un obus s’éloignait ou s’il venait vers nous. D’un apprentissage des règles de la guerre, nous avions fait un petit jeu, « départ ou arrivée ». À chaque cessez-le-feu, nous allions ramasser des éclats d’obus que nous échangions avec les copains. Les adultes avaient beau tenter de nous préserver, nous serpentions entre leurs angoisses et les flashes infos de la radio. Ces épreuves ont formé un tissu humain toujours vivant. C’est d’autant plus remarquable que le Liban n’a jamais entamé un travail de mémoire : les manuels d’histoire s’arrêtent aujourd’hui encore au 13 avril 1975.

À un moment de fortes tensions que je n’arrive plus à situer tellement les crises se sont succédé, j’ai envoyé un message à ma mère en lui disant que nous étions inquiets, mon frère et moi, que nous ne savions pas combien de temps ils allaient pouvoir encore rester au Liban et qu’il faudrait réfléchir à un plan B. Quelques jours plus tard, ma mère m’a envoyé une photo d’elle et de mon père sur une plage du nord de Beyrouth, accompagnée de ces mots : « Voilà notre plan B. » Il n’y avait de sa part aucune forfanterie, ils n’imaginaient simplement pas partir. Et d’abord pour aller où ?

Au moment de l’escalade des tensions entre Israël et l’Iran, j’ai appelé ma mère : elle a fait semblant de croire que tout ceci n’était que gesticulations. Était-elle frappée d’inconscience après des décennies de catastrophes ? Je ne le crois pas. Était-elle dans un déni utile pour continuer de vivre envers et contre tout ? C’est possible. Les Libanais n’en mènent pas large, mais jamais ils ne l’avoueront. Ils se sont forgé, à la longue, une manière de résistance, un subtil mélange d’humour, de pudeur, de fatalisme et de dignité. Ici, « on vit au jour le jour ».

J’aimerais avoir la même tenue. Loin de Beyrouth, j’éprouve une inquiétude sèche et aride. Sitôt levée, je me précipite sur les nouvelles du Liban et du Proche-Orient. Quand je suis à Beyrouth, je ne lis rien, je vis, c’est une autre manière de s’informer.

En juillet 2006, j’ai été « bloquée » à Paris, c’était le début de la guerre de 33 jours qui opposa Israël au Hezbollah. Debout dans une cabine téléphonique, j’écoutais mes parents me raconter qu’ils n’avaient plus d’eau, plus d’électricité, qu’ils avaient plié les tapis, rangé les objets fragiles et qu’ils attendaient dans le vestibule. Il faisait beau, des passants vaquaient à leurs occupations, c’était la première fois que je vivais la guerre de loin. Au bout de quelques jours, j’ai été frappée par un « réflexe de pénurie ». Le matin, je me levais plus tôt, craignant qu’il n’y ait pas de bus et quand je rentrais chez moi, j’étais étonnée qu’il y ait de l’électricité à la maison. La guerre est inscrite dans nos corps et nos esprits.

Vendredi 12, ma mère m’a dit : « Je te ramène à l’aéroport », comme si c’était là que j’habitais. Mes parents, comme beaucoup de parents libanais, ont souhaité un avenir meilleur pour leurs enfants, loin du pays. Ils sont heureux de nous savoir « à l’abri » et souffrent de cet éloignement. Au moment de m’étreindre, ma mère m’a dit : « Toi, quoi qu’il t’arrive, tu reviendras toujours. » Il n’empêche que je suis partie, les laissant seuls, si près d’un gigantesque brasier.  

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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