Les récentes attaques entre Israël et l’Iran marquent-elles une nouvelle phase du conflit engagé le 7 octobre ?

Oui, indéniablement un cap a été franchi. Un premier signal avait été envoyé avec l’assassinat en décembre dernier d’un conseiller des gardiens de la révolution présent en Syrie. En bombardant un consulat le 1er avril, donc un lieu sous l’autorité officielle de l’Iran, Israël a franchi un pas, pour pousser Téhéran à réagir directement. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas d’objectif militaire immédiat avec l’élimination de gardiens de la révolution en charge de l’armement des groupes alliés, mais le but était aussi de forcer l’Iran à montrer son jeu, à ne plus seulement réagir par le biais de groupes alliés. D’où ces drones et ces missiles envoyés pour la première fois depuis l’Iran sur le territoire israélien. De ce point de vue, l’Iran a d’ailleurs fait un cadeau incroyable à Israël, en montrant à la fois la faiblesse de ses propres missiles, dont beaucoup se sont révélés inopérants, et la force du « Dôme de fer » d’Israël et de ses alliés, qui a arrêté l’immense majorité des tirs. Pour un pays traumatisé par l’attaque du 7 octobre, c’est une vraie revanche.

Quel est l’intérêt pour Israël de s’attaquer à l’Iran ?

L’obsession israélienne pour la menace iranienne ne date pas d’hier. Mais dans un contexte d’intense pression, liée à la conduite de la guerre à Gaza, de la part de la communauté internationale et, en particulier, des États-Unis, Netanyahou a pu voir là une opportunité de détourner l’attention et de resserrer les rangs de ses soutiens. Il faut prendre un peu de recul, comme dans le cas du 7 octobre, pour comprendre pourquoi les événements surviennent. Pour saisir ce qui s’est passé le 1er et le 13 avril, il faut revenir au choix de Donald Trump de sortir de l’accord sur le nucléaire iranien en 2018, trois ans après sa signature. Jusque-là, les Iraniens respectaient les engagements pris de limiter l’enrichissement de l’uranium. Après que les États-Unis en sont sortis, ils ont repris leur programme, ce qui a pu accroître les craintes d’Israël sur la menace qu’ils représentent. Dans l’offensive lancée par Netanyahou, on peut alors voir un souhait de profiter de la situation pour régler une bonne fois pour toutes cette question et assurer la sécurité d’Israël avec le soutien international.

« Pour Israël, l’enjeu est surtout de montrer à nouveau sa capacité de dissuasion au reste du Moyen-Orient »

Israël a-t-il vraiment les moyens de frapper le programme nucléaire iranien ?

Non, pas directement. En tout cas, pas sans le soutien américain. Si les sites sont connus, il est difficile de les bombarder, et on peut penser que les Israéliens seront plutôt enclins à mener des cyberattaques pour les déstabiliser. Pour Israël, l’enjeu est surtout de montrer à nouveau sa capacité de dissuasion au reste du Moyen-Orient, de faire comprendre qu’aucun acteur, si puissant soit-il, ne peut l’attaquer impunément. Cela concerne en particulier l’Iran, dont les capacités militaires sont certes inférieures à celles d’Israël, mais dont le pouvoir de nuisance peut effrayer.

Qu’est-ce que l’Iran espère tirer de cette confrontation ?

Sur le plan intérieur, c’est un moyen d’essayer de resserrer les rangs en réveillant le sentiment national, de montrer que le régime est capable de reprendre la main après plusieurs années de forte contestation. Reste à voir si cela convaincra des oppositions qui ne sont certainement pas dupes de la manœuvre… Sur le plan extérieur, l’Iran souhaite démontrer aux sociétés civiles du monde arabe qu’il reste le premier défenseur des Palestiniens, à la différence des régimes qui ont participé à la défense d’Israël contre ses drones et ses missiles. Le message est clair : « Si Israël veut s’attaquer à nous, c’est parce que nous sommes les seuls à oser lui tenir tête, à travers le soutien au Hamas, mais aussi, désormais, directement depuis Téhéran. »

L’Iran est chiite, le Hamas sunnite… Cette opposition religieuse est-elle surannée ?

À mon sens, elle n’est plus vraiment pertinente. Le dernier grand conflit diplomatique qui s’est tenu dans la région avant le 7 octobre opposait en 2017 l’Arabie saoudite, les Émirats et l’Égypte d’un côté, et le Qatar de l’autre, pourtant lui aussi une monarchie wahhabite, comme le royaume saoudien ! Les confrontations sont donc moins religieuses que géopolitiques. Les deux puissances régionales que sont l’Iran et l’Arabie saoudite ont pris acte du fait que les Américains n’avaient plus le même intérêt pour la région et qu’il leur fallait s’autonomiser pour stabiliser le Golfe et mettre en place des garanties de sécurité régionale. D’où leur rapprochement avant le 7 octobre, aujourd’hui mis à mal, mais qu’il faudra réévaluer sur le temps long.

Le Hamas peut-il être détruit à Gaza ?

On ne peut pas faire disparaître une idéologie. Netanyahou peut mettre en avant le fait d’avoir tué des centaines, des milliers de combattants du Hamas, mais ce n’est pas la première des guerres menées à Gaza. À chaque fois, cela recommence. Donc, affirmer que le but de cette guerre est d’éliminer le Hamas n’a pour moi aucun sens. À partir de là, quand pourra-t-il arrêter son offensive ? Il a besoin de trophées de guerre et vise notamment les deux dirigeants actuels du Hamas à Gaza que sont Yahya Sinwar et Mohammed Deif. Il y a, évidemment, les otages à récupérer. Et après ? Que peut-il dire aux Israéliens, après six mois d’une guerre meurtrière ? Netanyahou sait qu’il joue son avenir politique, que, sitôt la guerre finie, une enquête sera lancée pour rechercher les responsables des failles sécuritaires du 7 octobre. Il peut donc être tenté par une fuite en avant qui lui assure, pour l’instant, son maintien au pouvoir. D’où ma profonde inquiétude quant à la politique menée vis-à-vis de l’Iran, qui relève à la fois de la sécurité nationale et de la survie politique d’un homme.

« Les seuls qui puissent mettre un terme à la guerre à Gaza, ce sont les Américains. »

La guerre à Gaza peut-elle remettre en cause le rapprochement engagé entre Israéliens et Saoudiens ?

Le rêve de « MBS » – le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman –, c’est un Moyen-Orient apaisé pour y attirer les investisseurs nécessaires à son plan Vision 2030, qui lui vaut la sympathie de la jeunesse saoudienne et la bienveillance des grands financiers du monde entier. Le rapprochement avec Israël participe logiquement de cette ambition. Donc, pour MBS, le 7 octobre est la pire des choses qui pouvait arriver. Il n’éprouve aucun intérêt pour les Palestiniens, qui sont un caillou dans sa chaussure qu’il pensait pouvoir oublier. Mais on ne peut pas faire disparaître un peuple à coups de dollars. Et il doit aujourd’hui composer avec la grogne de la société saoudienne, mais aussi le souhait de son père, le roi Salman, pour qui la question palestinienne reste importante. Je suis toutefois convaincue que dès que la guerre sera finie, en particulier une fois que MBS sera pleinement au pouvoir, ce processus de rapprochement reprendra, pour des questions moins idéologiques que purement économiques.

Comment expliquer que le sort des Gazaouis n’ait pas déclenché davantage de manifestations dans le monde arabe ?

Les populations dans la région sont épuisées, après plus de dix ans de soulèvements au bout desquelles les sociétés civiles ont été laminées par un retour très fort de l’autoritarisme. La Syrie ou le Soudan sont des pays à feu et à sang. En Égypte ou dans le Golfe, tout est verrouillé. Il y a bien eu quelques manifestations ici et là, mais rien qui puisse être jugé potentiellement dangereux par les pouvoirs en place. En Jordanie, on espérait surtout que les trêves négociées par le Hamas allaient permettre la libération de prisonniers palestiniens. Quant à la Cisjordanie, la situation sécuritaire y est telle qu’il est extrêmement dangereux pour les Palestiniens d’y mettre les pieds dehors. Il y a la peur de connaître le même sort qu’à Gaza et de subir la violence des colons. La région est dans un tel délabrement qu’on ne voit plus de mouvement populaire émerger.

Quel est le rôle des puissances étrangères ?

Les seuls qui puissent mettre un terme à la guerre à Gaza, ce sont les Américains. S’ils cessent de fournir de l’armement à Israël, la guerre s’arrêtera demain. Les Russes sont occupés ailleurs avec la guerre en Ukraine, et s’ils soutiennent l’Iran, c’est du bout des lèvres – ils ne voleront pas au secours de Téhéran. Idem pour la Chine, qui achète du pétrole à l’Iran, et dont l’intérêt est surtout la stabilité. En Turquie, Erdogan cherche d’abord à se remettre de la claque électorale qu’il vient de prendre. Quant aux Européens, hélas, ils n’existent pas diplomatiquement parlant, ils sont bien trop divisés pour cela…

Y a-t-il encore de la place pour le processus de paix et la création d’un État palestinien ?

Je suis aujourd’hui vraiment pessimiste. J’ai le sentiment, pour la première fois, que nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle des conflits sans fin. On le voit en Ukraine, au Liban, en Syrie, au Yémen, et je crains que ce ne soit désormais le cas à Gaza : des conflits qui ne se règlent pas, qui pourrissent lentement et qu’on finit par oublier par effet d’usure. De temps en temps, les projecteurs sont à nouveau braqués sur telle ou telle région, puis on s’en désintéresse. À Gaza, Netanyahou a déjà annoncé que la guerre pourrait durer des années. Mais pour faire quoi ? Avec quel horizon ? Nul ne le sait. Quant à la Cisjordanie, c’est un gruyère surarmé, et on voit mal comment la situation pourrait s’y améliorer… Joe Biden est aujourd’hui le seul qui pourrait vraiment faire bouger les choses, mais il est engagé dans une séquence électorale périlleuse, dans laquelle son soutien à Israël est discuté au sein de son propre camp. Et je n’ose imaginer ce qui se passera si Trump est élu à l’automne. Une certaine part de ce qui se déroule aujourd’hui est imputable à la politique menée pendant son mandat – le programme nucléaire iranien, mais aussi les accords d’Abraham, qui ont vu la reconnaissance d’Israël par certains pays arabes, sans contreparties. Toute la communauté internationale s’est leurrée à ce moment-là, en pensant qu’on pouvait mettre de côté les Palestiniens, qu’on pouvait se débarrasser de ce problème. Sans rien justifier de ce qui s’est passé ce jour-là, cette erreur de jugement est revenue comme un boomerang le 7 octobre.

Y a-t-il aujourd’hui un risque plus important d’embrasement régional ?

À l’heure où je vous parle, chacun s’avance au bord du gouffre en se disant que le reste du monde l’arrêtera avant le moment ultime et que, pour l’instant, seule compte sa démonstration de force. Je n’exclus pas que cela puisse dégénérer et aboutir à une configuration encore plus grave. Je n’aurais pas dit cela il y a six mois, j’aurais alors compté sur la raison des différents acteurs. Mais nous assistons à une telle fuite en avant – du Hamas, qui refuse toute forme de véritable négociation, d’Israël qui veut en finir avec le programme nucléaire iranien et faire oublier Gaza, et de l’Iran qui intervient directement – que plus rien n’est certain. Chacun à sa manière est désormais dans une logique jusqu’au-boutiste, où la ligne dure est jugée comme la seule planche de survie au-dessus du vide. Aucun pays de la région n’a intérêt à ce que la situation dérape. Mais si personne n’est là pour les retenir, alors le pire peut arriver.

Propos recueillis par JULIEN BISSON & ROBERT SOLÉ

 

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