La passion pour l’Égypte ancienne est-elle une spécificité française ?

C’est en tout cas une passion qui a occupé la France depuis plus de deux siècles et l’expédition de Bonaparte. Celle-ci a été un extraordinaire jardinage dans le passé égyptien, et pas seulement le passé pharaonique. Les Français, ayant échoué à s’imposer politiquement face aux Anglais, ont très tôt été perçus comme des amis de la nation égyptienne naissante.

Après l’expédition de Bonaparte, les travaux de déchiffrement de Champollion ont permis d’affirmer la spécificité de la recherche française. L’égyptologie, à l’époque, n’a pas encore de nom, elle ne sera nommée qu’après la mort de Champollion, mais c’est bien lui qui donnera ses lettres de noblesse à la discipline. L’attrait pour l’Égypte existait bien sûr auparavant, drapé d’ésotérisme devant ces vestiges mystérieux. Songez notamment à Mozart, quelques décennies plus tôt, qui avait célébré le merveilleux de la culture égyptienne avec La Flûte enchantée. Champollion, lui, va fonder une étude austère qui amènera le public à renoncer au merveilleux pour entrer véritablement dans la science.

Depuis, l’égyptologie est restée une passion française, grâce à Gaston Maspero, Auguste Mariette et bien d’autres, et la discipline porte encore indéniablement l’empreinte de la France, jusque dans les grands musées du Caire.

La France reste-t-elle aujourd’hui la première nation égyptologique ?

Ce serait de l’orgueil de le prétendre. Rapporté aux moyens mis en œuvre actuellement, je dirais que non. Rapporté à la couverture de l’ensemble de la civilisation pharaonique, c’est différent.

L’égyptologie, vous l’avez rappelé, conjugue le scientifique et le merveilleux pour le grand public. Est-ce une aubaine ou un piège ?

Il est vrai qu’on peut en imposer assez facilement en jouant du mystérieux : ce n’est pas uniquement la culture égyptienne qui attire, c’est aussi une capacité d’éblouissement. Mais il ne faut pas trop céder à cette facilité. La recherche égyptologique, c’est passer des nuits sur un papyrus, sur une inscription, retravailler un plan, se creuser la tête. Ce n’est pas manier la poudre des magiciens.

« On a fantasmé sur des trésors qui n’existaient pas »

Prenez les recherches sur les salles de la pyramide de Khéops : elles ont occupé le monde médiatique pendant des années, pour rien. Parce qu’on a fantasmé sur des trésors qui n’existaient pas. Cependant, les questions les plus intéressantes – sur la structure architecturale de ces salles par exemple – sont passées inaperçues, car elles n’intéressaient pas le public. Donc l’égyptologie porte en elle une part de rêve qui remplit les musées et déchaîne les passions, mais empêche parfois de reconnaître les vraies découvertes.

Pierre Tallet, professeur à la Sorbonne, a découvert en 2013, dans un port de la mer Rouge, des papyrus parmi les plus anciens au monde, qui contiennent notamment le journal d’un chef de chantier chargé d’acheminer les pierres nécessaires à la construction des pyramides de Gizeh. C’est une découverte extraordinaire, la plus importante depuis très longtemps, car elle offre un éclairage totalement inédit sur l’administration égyptienne de cette époque ! Mais cela intéresse moins le grand public, car il n’y a aucun merveilleux là-dedans. En revanche, si demain je publiais un livre prétendant que le plateau de Gizeh est en réalité une base spatiale, soyez sûrs que je ferais le tour des télévisions…

Que reste-t-il à découvrir aux archéologues ?

Régulièrement, on évoque la découverte de nouveaux trésors, dont on se rend compte qu’ils sont les mêmes qu’il y a trois ans… En réalité, on n’a peut-être déterré que 30 % de ce qu’il y a à découvrir dans le sol égyptien. Peut-être y a-t-il encore quelque part un tombeau magnifique à exhumer ? Mais le fait est que l’on connaît de mieux en mieux le pays, et que, depuis les années 1930, peu de noms se sont ajoutés à la liste des grands sites connus le long de la vallée du Nil.

« On n’a peut-être déterré que 30 % de ce qu’il y a à découvrir dans le sol égyptien »

Cette vallée a une histoire si longue, avec une accumulation telle de siècles de culture et de constructions, que des sites majeurs ne seront probablement jamais dégagés. On ne peut pas fouiller un pays entièrement, mais on peut le quadriller, creuser certains endroits précis. On ne va sans doute plus découvrir de temples aussi grands que Karnak, mais on peut encore avoir des surprises. Charles Bonnet a ainsi mis au jour plus au sud, près de Kerma, au Soudan, une ville africaine contemporaine de Thoutmosis III, ce qu’on ne croyait pas possible. Donc notre connaissance de ce temps continue de s’affiner. Il y a de nouvelles trouvailles archéologiques, mais il y a également le besoin de savoir ce que l’on voit, d’interpréter ce qui est sous nos yeux, pour comprendre ce qu’on ne comprenait pas auparavant.

L’égyptologie bénéficie-t-elle à ce titre de nouvelles techniques scientifiques ?

Les outils de recherche se sont perfectionnés au fil des décennies, avec l’utilisation de l’ADN, des bases de données numériques ou des relevés laser, par exemple. Mais la technique n’est intéressante que si elle permet d’affiner le regard et de gagner du temps. Ce qui ne change pas, c’est le temps de la réflexion, la qualité de l’esprit humain. Vous pouvez avoir les outils les plus performants qui soient, si vous ne savez pas voir ce qu’ils vous montrent, vous ne le comprendrez pas.

« Autrefois, pour étudier des inscriptions sur le terrain, je devais promener le dictionnaire de l’École de Berlin en douze volumes »

C’est pour cela qu’un égyptologue doit être à la fois un homme de terrain, un philologue, un historien. Si l’on ne forme que des techniciens, on perdra en qualité de recherche. Ça ne veut pas dire que la technique est inutile. Autrefois, pour étudier des inscriptions sur le terrain, je devais promener le dictionnaire de l’École de Berlin en douze volumes. À présent, j’ai tout sur tablette ou ordinateur, je peux faire des relevés de terrain numériques. Mais rien ne remplace l’expérience ni le temps de la réflexion.

Sait-on tout ce qu’il y a à savoir sur les hiéroglyphes et l’écriture égyptienne ?

Aujourd’hui, un égyptologue normalement constitué est capable de lire à peu près n’importe quel texte. Mais comme dans toutes les langues anciennes, y compris le latin, ça ne signifie pas que vous pourrez tout comprendre, simplement parce que la pensée égyptienne est compliquée.

On a découvert peu à peu que les Égyptiens jouaient de plusieurs registres pour s’exprimer : de la mise en page, des formes poétiques. C’est une lecture beaucoup plus globale qu’on ne le pensait, qui s’adapte à de nombreux éléments d’espace, de registre de discours. Et l’on se rend compte à quel point l’intention des scribes était longue et profonde, surtout ceux qui écrivaient sur des supports éternels. Il nous reste de ce point de vue encore beaucoup à « lire » – c’est-à-dire à comprendre.

Et sur la civilisation pharaonique elle-même, que nous reste-t-il à découvrir ?

Le propre de la recherche est de ne pas savoir ce qu’elle va trouver. Mais c’est vrai qu’au cours des dernières années, nous avons surtout approfondi notre connaissance de la vie quotidienne des habitants. Aux premiers temps de l’égyptologie, on s’est précipité sur les temples et les tombes. Imaginez que je décide de décrire notre culture juste en fonction des églises et des préfectures ! Ce ne serait pas la réalité.

« Les Égyptiens n’ont jamais cru que les momies vivaient éternellement »

C’est la même chose avec l’Égypte pharaonique, voire pire, car les Égyptiens eux-mêmes montraient dans ces lieux une vision déformée de leur réalité, avec ces fresques qui dépeignent une vie idéale, rayonnante. Aujourd’hui, nous essayons d’aller voir par-delà ces représentations, pour mieux comprendre le droit, l’économie, les institutions sociales de cette civilisation, ou même ses canons artistiques. On connaît désormais la comptabilité publique ou les taux d’imposition de différentes époques, ce qui en dit beaucoup sur la vie dans ce temps-là.

Qu’est-ce qui distingue cette civilisation des autres cultures antiques ?

Connaissez-vous beaucoup de civilisations qui ont duré plus de quatre millénaires sans changement ? Non. Du milieu du troisième millénaire avant notre ère, jusqu’à l’époque romaine, elle a survécu à tout, aux révolutions, aux guerres, aux famines, aux changements de dynasties. Il a fallu que Théodose écarte la religion polythéiste et impose le dieu unique pour que cette civilisation des pharaons disparaisse vraiment.

Pourquoi une telle longévité ? Parce qu’elle prenait totalement en compte l’individu au sein de la société, parce qu’elle lui offrait une place, même la plus petite, au sein d’un tissu englobant à la fois les vivants et l’au-delà. Pour un paysan de l’époque, figurer sur une représentation funéraire, c’était déjà avoir la vie éternelle. Or, cette vie éternelle, c’était la seule solution qu’on avait trouvée à la mort, et elle dépendait uniquement de la cohésion de la société.

« Les Égyptiens ne s’adressent pas aux dieux, ils vivent avec eux »

Dans leur vision du monde, nous ne sommes qu’une enveloppe qui contient des principes actifs immatériels. Mais ces principes ont besoin de tout le système pour pouvoir fonctionner, et pouvoir se reconstituer après la mort quand notre enveloppe disparaît. Les Égyptiens n’ont jamais cru que les momies vivaient éternellement. Mais elles étaient un support qui permettait de garder le lien, la continuité avec les vivants. Les Égyptiens ne s’adressent pas aux dieux, ils vivent avec eux. Il n’y a donc pas de rupture, pas d’inquiétude vis-à-vis de notre finitude. Il faut simplement respecter les rites et trouver la bonne formule pour que le passage se passe bien. En cela, c’est une civilisation éminemment optimiste, qui aimait tant la vie qu’elle a imaginé l’immortalité exactement comme une prolongation de l’existence terrestre. 

 

Propos recueillis par Julien Bisson

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