La campagne présidentielle, surréelle et épuisante d’abjection, n’a ressemblé à aucune autre de l’histoire moderne du pays. Des tabous ont été brisés et l’inconscient collectif des Américains a rugi hors de sa grotte. La fracture entre Noirs et Blancs, immigrés et xénophobes, libéralisme et mépris flagrant de la démocratie, s’est révélée plus crue que jamais depuis la lutte pour les droits civiques et les manifestations contre la guerre du Vietnam des années 1960. 

Clinton a été accusée de cultiver le secret, d’être corrompue, indifférente au sort des Américains ordinaires, d’avoir fait preuve de négligence criminelle concernant la sécurité nationale, d’être une menteuse compulsive et la marionnette grassement rémunérée d’escrocs de la finance. « Foutez-la en taule ! » (« Lock her up ! ») a été le cri de ralliement préféré des partisans de Donald Trump. 

En fait, Clinton est une professionnelle de la politique d’une rare intelligence, dont la carrière s’est construite à coup d’échanges de faveurs, de pactes et de compromis pour se hisser au sommet. Elle est, depuis trente ans, la personnalité politique américaine la plus régulièrement attaquée et détestée. Pourtant, la seule chose dont on puisse légitimement l’accuser, c’est de croire farouchement à la puissance américaine et au statu quo économique. 

À l’heure où j’écris ces lignes, les dés roulent. J’espère que la majorité de l’opinion publique ne partage pas le désir de Trump de faire des États-Unis un protectorat recroquevillé, belliqueux et isolationniste. La grande majorité des Américains ne se sentent pas menacés par les immigrés hispaniques : ils leur sont au contraire reconnaissants de s’acquitter avec compétence de tâches payées une misère (ils sont aides aux handicapés, baby-sitters, gardiens d’immeuble, esclaves de la restauration) que les citoyens à part entière ne daignent pas accomplir. Les diatribes incessantes et toxiques des commentateurs de gauche et de droite à la télévision et sur Internet ont été perçues à la longue comme une forme de divertissement, pas comme un portrait sérieux de la société américaine. 

Quant au terrorisme, le discours de la peur et la rhétorique islamophobe de Trump n’ont guère trouvé d’écho. Les électeurs savent que le terrorisme intérieur est le fait de « loups solitaires » blancs, qui peuvent se procurer en toute légalité des fusils d’assaut. La question du contrôle des armes à feu est nettement prioritaire à leurs yeux. Enfin, la majorité redoute un candidat irascible, susceptible de jeter ses adversaires en prison. 

Le seul thème de campagne de Trump qui a rencontré un large écho auprès des électeurs est sa position d’hostilité au libre-échange. Un nombre non négligeable d’Américains sont irrités par la servitude induite par l’économie de services dominante : les travailleurs sont tenus de satisfaire le consommateur, de servir le client avec un sourire implorant tout en étant filmés ou enregistrés « à des fins d’amélioration de la qualité du service ». Les États-Unis se voient comme un pays qui innove, invente et produit. Or cette image de soi a été ruinée par l’économie mondiale actuelle et ses bas salaires. En être réduit au statut d’un pays de consommateurs et de serviteurs dociles, apathiques et en surpoids, où seuls les plus diplômés ont une chance de progresser socialement, crée beaucoup de ressentiment. Trump a directement exploité ce sentiment d’impuissance.

Bernie Sanders – 13 millions de voix aux primaires démocrates – a aussi joué sur la peur du déclassement des électeurs blancs. Comme Trump, il a promis de rapatrier les emplois industriels bien payés. Une promesse assez hypocrite, Sanders et Trump sachant parfaitement que les obstacles à ce rééquilibrage économique sont probablement insurmontables. Mais que deviendra le mécontentement qu’ont révélé leurs candidatures ? 

On a beaucoup glosé sur le racisme qui se cache derrière la volonté de Trump de redresser une Amérique blanche en voie de disparition. Pourtant, on ne peut nier les difficultés socio-économiques croissantes des Américains blancs peu éduqués, particulièrement des hommes blancs d’âge mûr. Parmi eux, le nombre de décès par suicide ou liés à l’usage abusif de drogues et d’alcool a augmenté de façon alarmante depuis quinze ans (+ 22 %), alors que le taux de mortalité a continué de baisser dans toutes les autres catégories de la population, toutes origines ethniques confondues. Faut-il rappeler que les ouvriers blancs d’âge mûr ont vu leur revenu chuter de 20 % depuis 1999 ?

Ce sont ces gens qui constituent le noyau dur de l’électorat de Trump. Beaucoup ont perdu leur logement dans la crise financière de 2008 et n’ont pas vu la couleur de la reprise sous Obama. Trump a offert un reflet à leur colère. 

L’électorat de Sanders, lui, est plutôt composé de jeunes fraîchement diplômés qui se sont lourdement endettés pour financer leurs études et peinent à trouver un emploi correct. Le candidat démocrate malheureux proposait notamment la gratuité des universités publiques et des travaux d’infrastructure à hauteur de 1 000 milliards de dollars. De telles mesures contribueraient grandement à améliorer le sort de son électorat et de celui de Trump, et apaiseraient sans doute une bonne part de leur colère. Clinton s’est prononcée sans enthousiasme en faveur d’un programme similaire de moindre envergure. Mais, quel que soit le président élu, celui-ci ne délaissera-t-il pas ces Américains abandonnés avant de les retrouver, dans quatre ans, à la même place sur la scène politique ?  

 

Traduit de l’anglais par Isabelle Lauze

Illustration Stéphane Trapier

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !