Depuis que les petits humains ne se contentent plus de considérer la vie comme une vallée de larmes à traverser pour atteindre un au-delà consolateur, depuis que leur passage sur terre n’est plus une épreuve, mais une fin en soi, les mots changent de couleur et de frontières pour les accompagner, les précéder parfois dans une quête qui prend sens en sachant s’arrêter. Sisyphe cesse de rouler son rocher, regarde le paysage, savoure le décor et la satisfaction de l’habiter. Il a des mots pour ça.

Il y a plaisir. Je le connais bien celui-ci. Par lui, j’ai rencontré bien davantage de lecteurs que je n’en aurais jamais rêvé, par la magie d’un tout petit opus à la couverture joliment vergée, par des textes exaltant l’enchantement du quotidien, des plaisirs minuscules. Des instants suspendus, tout libres et légers, qui sans trop le savoir allaient chercher leur source et se découvraient une âme de madeleine. Souvent, on me demandait : « Pour vous le bonheur, c’est l’addition de tous ces plaisirs ? » Et je me retrouvais un peu coincé, contraint de me plonger dans l’abstraction, tout le contraire de ce que j’avais voulu faire. Non, le bonheur n’était pas la somme des plaisirs. Non, je n’étais pas moraliste.

C’est ça l’allégresse, on sourit de l’intérieur sans trop savoir pourquoi

J’aime bien allégresse. On ne l’emploie plus guère. Il ne jaillit pas vers les hauteurs oxygénées, comme joie. Il n’interroge pas le cours de la vie, comme bonheur. Mais c’est un joli mot, qui déploie le corps et l’esprit dans un assentiment au monde. On n’attend rien de plus, simplement le pouvoir de goûter la fraîcheur du petit matin dans son corps et dans sa tête. À pied sur un trottoir, c’est bien pour ça, quand la ville dort encore. On a des pas de danse dans la tête, et c’est ça l’allégresse, on sourit de l’intérieur sans trop savoir pourquoi. On s’étonne d’être bien, on s’abandonne. On a des ailes, et quand même ça dure un peu dans le presque grave avant de se dissoudre sans regret. Un sentiment qui ne génère aucune appréhension, aucun désir de possession, aucun regret. Ça vous tombe dessus puis ça s’en va, ça reviendra par hasard sans qu’on sache pourquoi.

Bonheur est plus qu’un mot. Il est tout le soleil et toute l’ombre

Je n’ai rien contre équilibre et harmonie. Ou plutôt si. Je leur reproche d’être devenus trop souvent l’objet d’un commerce déplaisant, d’avoir été instrumentalisés par la vulgarité du feel-good, cette pseudo-horreur du stress ambiant qui l’encourage en le dénonçant. Équilibre et harmonie n’y sont pour rien, mais ils sont devenus la proie des marchands du temple. Je leur préfère paix. C’est le seul mot pour ceux qui ont perdu le goût des jours, ou ne l’ont pas trouvé.

Je respecte joie, son jaillissement, sa transcendance. Je la ressens parfois sur un choral de Bach. Joie fait quitter la terre, c’est extraordinaire, mais tout au fond de moi c’est ce que je ne veux pas.

Je continue à penser : « Le bonheur c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » J’ai cette chance infinie d’avoir quelqu’un à perdre, quelques-uns à perdre

Moi je choisis bonheur. En écrivant ces mots comme je les écrivais il y a presque quarante ans, je sens toujours cette inquiétude sourde qui se mêle au salut des jours. Bonheur est plus qu’un mot. Il est tout le soleil et toute l’ombre. On peut espérer le bonheur ou en garder la blessure et la nostalgie. Mais dire « je suis heureux », le nommer au présent est un risque majeur. Je continue à penser : « Le bonheur c’est d’avoir quelqu’un à perdre. » J’ai cette chance infinie d’avoir quelqu’un à perdre, quelques-uns à perdre. Mais Camus avait raison : « Il n’y a rien de plus tragique que la vie d’un homme heureux. » Cette certitude est le contraire d’une certitude, cette confiance est une angoisse.

J’aime le mot. Un peu sourd, fragile. Léger seulement en apparence. Bonheur et bulles de savon, c’est le même début, cette consonne étouffée, qui voudrait s’épanouir en un rond d’impalpable. Bonheur et bulles irisées, transparence et reflet, désir d’un ailleurs qui s’appellerait ici. Bulles, à peine le b prononcé s’envole et se confond avec le ciel dans la liquidité de ses l. Bonheur fait seulement semblant de s’envoler. La première syllabe s’évanouit, mais la seconde dure dans le grave et reste sur la terre.

Ce n’est pas drôle d’être heureux. C’est merveilleusement triste. Plus que tout, j’aime les premières phrases de Pieds nus dans l’aube, de Félix Leclerc :

« Lorsque la famille était réunie à table, et que la soupière fumait, Maman disait parfois :

– Cessez un instant de boire et de parler.

Nous obéissions.

– C’est pour vous faire penser au bonheur, ajoutait-elle.

Nous n’avions plus envie de rire. » 

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !