Deux couples me paraissent essentiels au bonheur français : le goût des lettres et du sexe, celui des paysages et du vin. À vrai dire, je ne suis pas certain de la manière dont je les ai appariés, et le charivari n’est pas exclu : les écrivains trompent parfois le sexe avec le vin, et les paysages multiplient les aventures dans les livres.

Sur un ton inhabituellement en verve pour un philosophe, le matérialiste des Lumières La Mettrie, dès les premières pages de L’Homme-Machine (1748), disserte sur la complémentarité entre les voluptés des sens et celles de l’étude, de la lecture ou de l’écriture. « Les plaisirs des sens mal réglés perdent toute leur vivacité et ne sont plus des plaisirs. Ceux de l’esprit leur ressemblent jusqu’à un certain point. Il faut les suspendre pour les aiguiser… L’étude a ses extases, comme l’amour. »

C’est le moment où l’on gagne à quitter les livres pour courir les baisers, les caresses, les étreintes

Si bien qu’une alternance, un mouvement de va-et-vient, se laisse envisager : la lecture, l’écriture procurent des moments d’inspiration, de décollement par rapport au niveau morne et répétitif de la réalité quotidienne, mais à trop fortes doses elles embrument l’esprit, elles mènent à l’érudition sèche, aux réflexions dédaléennes, et font courir le risque de se payer de mots. C’est le moment où l’on gagne à quitter les livres pour courir les baisers, les caresses, les étreintes. On y gagne une jouissance aérienne tant que l’esprit est vif, mais par laquelle on menacerait de finir dans une hébétude de jouisseur, si l’on ne pouvait la quitter pour requinquer son intellect par les lettres. Cette existence qui oscille comme un pendule entre la bibliothèque et l’alcôve, c’est celle que mènent les personnages de nombreux films de la Nouvelle Vague, de La Maman et la Putain (1973) de Jean Eustache, mais aussi des Chemins de la liberté (1945-1949) de Jean-Paul Sartre, si bien que le conseil irrévérencieux de La Mettrie, son précepte de réelle sagesse, a traversé les âges jusqu’à nous.

Stendhal donne deux conseils pratiques. Le premier est de ne jamais courir après l’être qu’on aime, lorsqu’il vous échappe

Mais c’est avec De l’amour (1822) que Stendhal place sur un plan d’équivalence les paysages et l’ivresse du vin. Dans la suite de chapitres qu’il consacre aux amours malheureuses, à la jalousie insoutenable de l’amant qui se connaît un rival, Stendhal donne deux conseils pratiques. Le premier est de ne jamais courir après l’être qu’on aime, lorsqu’il vous échappe : plus vous le supplierez, plus il sera sûr de sa force et s’éloignera de vous. « Rappelez-vous que dans la position où vous êtes, on gâte tout par l’apparence de la passion : voyez peu la femme aimée, et buvez du champagne en bonne compagnie. » En stratège, débrouillez-vous même pour qu’elle l’apprenne ! Si ce premier remède ne suffit pas, il en est un autre : la contemplation de la nature. « J’ai éprouvé que la vue d’une belle mer est consolante. » Quand j’ai le cœur en miettes, que je suis déchiré par des sentiments excessifs, l’harmonie d’un paysage, l’ampleur d’une ligne d’horizon m’aident à me rassembler et à recouvrer mon unité ; la nature me connecte à plus grand que mes intrigues, elle m’exfiltre hors des interactions humaines, les équilibres que je perçois en elle ne tardent pas à s’instaurer dans mon intériorité.

Des livres, des vins, des paysages et des mœurs faciles : je ne saurais quoi ajouter à ce quatuor pour composer un bonheur parfait. 

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