Le bien, le beau, le vrai
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Ma condition humaine me fascine. Je sais mon existence limitée et j’ignore pourquoi je suis sur cette terre, mais parfois je le pressens. Par l’expérience quotidienne, concrète et intuitive, je me découvre vivant pour certains autres, parce que leur sourire et leur bonheur me conditionnent entièrement, mais aussi pour d’autres hommes dont, par hasard, j’ai découvert des émotions semblables aux miennes.
Et chaque jour, mille fois, je ressens ma vie, corps et âme, intégralement tributaire du travail des vivants et des morts. Je voudrais donner autant que je reçois et je ne cesse de recevoir. Puis j’éprouve le sentiment satisfait de ma solitude et j’ai presque mauvaise conscience à exiger d’autrui encore quelque chose. Je vois les hommes se différencier par les classes sociales et, je le sais, rien ne les justifie si ce n’est la violence. J’imagine accessible et souhaitable pour tous, en leur corps et en leur esprit, une vie simple et naturelle.
Je me refuse à croire en la liberté et en ce concept philosophique. Je ne suis pas libre, mais tantôt contraint par des pressions étrangères à moi ou tantôt par des convictions intimes.
***
J’apprends à tolérer ce qui me fait souffrir. Je supporte alors mieux mon sentiment de responsabilité. Je n’en suis plus écrasé et je cesse de me prendre moi ou les autres trop au sérieux. Alors je vois le monde avec humour. Je ne puis me préoccuper du sens ou du but de ma propre existence ou de celle des autres, parce que, d’un point de vue strictement objectif, c’est absurde. Et pourtant, en tant qu’homme, certains idéaux dirigent mes actions et orientent mes jugements. Car je n’ai jamais considéré le plaisir et le bonheur comme une fin en soi et j’abandonne ce type de jouissance aux individus réduits à des instincts de groupe.
En revanche des idéaux ont suscité mes efforts et m’ont permis de vivre. Ils s’appellent le bien, le beau, le vrai. Si je ne me ressens pas en sympathie avec d’autres sensibilités semblables à la mienne, et si je ne m’obstine pas inlassablement à poursuivre cet idéal éternellement inaccessible en art et en science, la vie n’a aucun sens pour moi. Or l’humanité se passionne pour des buts dérisoires. Ils s’appellent la richesse, la gloire, le luxe. Déjà jeune je les méprisais.
J’ai un amour fort pour la justice, pour l’engagement social. Mais je m’intègre très difficilement aux hommes et à leurs communautés. Je n’en éprouve pas le besoin parce que je suis profondément un solitaire. Je me sens lié réellement à l’État, à la patrie, à mes amis, à ma famille au sens complet du terme. Mais mon cœur ressent face à ces liens un curieux sentiment d’étrangeté, d’éloignement et l’âge accentue encore cette distance. Je connais lucidement et sans arrière-pensée les frontières de la communication et de l’harmonie entre moi et les autres hommes. J’ai perdu ainsi de la naïveté ou de l’innocence mais j’ai gagné mon indépendance. Je ne fonde plus une opinion, une habitude ou un jugement sur autrui. J’ai expérimenté l’homme. Il est inconsistant.
La vertu républicaine correspond à mon idéal politique. Chaque vie incarne la dignité de la personne humaine, et aucun destin ne justifierait une quelconque exaltation de quiconque. Or le hasard s’amuse de moi. Car les hommes me témoignent une invraisemblable et excessive admiration et vénération. Je ne veux ni ne mérite rien. J’imagine la cause profonde mais chimérique de leur passion. Ils veulent comprendre les quelques idées que j’ai découvertes. Mais j’y ai consacré ma vie, toute une vie d’un effort ininterrompu.
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La pire des institutions grégaires se nomme l’armée. Je la hais. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler en rang au son d’une musique, je méprise cet homme… Il ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle épinière le satisfait. Nous devrions faire disparaître le plus rapidement possible ce cancer de la civilisation. Je hais violemment l’héroïsme sur ordre, la violence gratuite et le nationalisme débile. La guerre est la chose la plus méprisable. Je préférerais me laisser assassiner que de participer à cette ignominie.
Et pourtant je crois profondément en l’humanité. Je sais que ce cancer aurait dû depuis longtemps être guéri. Mais le bon sens des hommes est systématiquement corrompu. Et les coupables se nomment : école, presse, monde des affaires, monde politique.
J’éprouve l’émotion la plus forte devant le mystère de la vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l’art et la science. Si quelqu’un ne connaît pas cette sensation ou ne peut plus ressentir étonnement ou surprise, il est un mort-vivant et ses yeux sont désormais aveugles. Auréolée de crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les manifestations de cet ordre suprême et de cette Beauté inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit pour appréhender cette perfection. Et cette connaissance et cet aveu prennent le nom de religion. Ainsi, mais seulement ainsi, je suis profondément religieux, tout comme ces hommes. Je ne peux pas imaginer un Dieu qui récompense et punit l’objet de sa création. Je ne peux pas imaginer un Dieu qui réglerait sa volonté sur l’expérience de la mienne, je ne veux pas et je ne peux pas concevoir un être qui survivrait à la mort de son corps. Si de pareilles idées se développent en un esprit, je le juge faible, craintif et stupidement égoïste.
Je ne me lasse pas de contempler le mystère de l’éternité de la vie. Et j’ai l’intuition de la construction extraordinaire de l’être. Même si l’effort pour le comprendre reste disproportionné, je vois la Raison se manifester dans la vie.
Comment je vois le monde, traduction française de Maurice Solovine et Régis Hanrion © Flammarion
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