C’est en écoutant la radio qu’Albert Einstein apprit la destruction d’Hiroshima, au mois d’août 1945. Les autorités américaines ne l’avaient pas tenu au courant du projet Manhattan, le prenant peut-être pour un espion. Quelques années plus tôt il avait envoyé une lettre au président Roosevelt pour le prévenir que les Allemands travaillaient en secret à la fabrication d’une bombe d’un nouveau type, qu’on devait appeler « atomique » ou « nucléaire ». En 1945, Einstein – aussi peu espion que possible – ne savait donc pas que les USA possédaient cette bombe.

Les bouleversements qu’il avait apportés non seulement à la physique, mais à notre conception du monde, lui fournissaient la preuve qu’il ne s’était pas trompé. Triste preuve.

Einstein, en écoutant la radio, s’est aussitôt rendu compte qu’il comptait parmi ceux qui avaient ouvert la voie, par une série d’avancées scientifiques, à cette apocalypse des temps modernes. Une bombe pour détruire une ville : nous en rêvions depuis la Bible. C’était fait.

Il avait changé notre vision du monde, assimilé l’énergie à la matière (multipliée par la vitesse de la lumière), introduit la relativité générale et il nous obligeait à vivre et à penser, désormais, dans un « espace-temps ».

Nous savons qu’il resta profondément meurtri par l’annihilation d’Hiroshima et de Nagasaki. Il en fit un problème de conscience personnel. Pendant les dix années qui lui restaient à vivre, il fit tout son possible pour que cette arme nouvelle fût interdite. Peine perdue, comme on sait. Au moins ne fut-elle jamais réutilisée. Jusqu’à ce jour.

Il était, dans la vie, un homme simple, plutôt rieur, aimant les femmes, qui faisait du vélo et du bateau à voile, vivait à la fin de sa vie sans chaussettes, enseignant, travaillant, affirmant que « la science ne pense pas » (et paraissant parfois le regretter). Avant la guerre, il avait connu, en Allemagne, les injures qui s’abattaient sur « la science juive », et les dangers bientôt mortels qui lui faisaient escorte. 

Quand on lui parlait de Dieu – ce Dieu dont Newton pensait avoir percé tous les secrets –, il s’en tirait par une pirouette souriante, disant que par moments il lui semblait entendre un « flûtiste lointain ». Il était en fait, comme tous ses confrères, à la recherche de la formule unique, celle qui donnerait toutes les clés du monde. Mais il n’a jamais affirmé qu’il avait découvert ce secret-là. De toute façon, l’idée d’un dieu créateur, meneur du monde et juge de toutes nos actions, lui était étrangère.

Assez dur et cassant, paraît-il, dans sa jeunesse, il devint plus indulgent, moins arrogant avec l’âge – en particulier dans ses fameuses discussions avec Niels Bohr, chef de l’école de Copenhague. L’un et l’autre devaient savoir qu’ils ne détenaient pas la formule suprême. Pas encore. Cent ans après les premières lettres ­d’Einstein, qui, en 1905, firent sursauter tout le monde scientifique de l’époque, nous cherchons encore, nous savons que la matière nucléaire – celle qui explose – est largement minoritaire dans l’Univers qui est le nôtre, nous pressentons que d’autres univers existent, nombreux sans doute, dans d’autres dimensions peut-être, et qu’ils nous pénètrent tout en nous ignorant.

Toute pensée n’est jamais qu’un moment de la pensée. Et par là même un moment de la conscience. Que devient notre conscience (morale) lorsque la pensée s’avoue impuissante ? Elle doit sans doute redoubler de prudence. Nous devons par moments admettre – comme Einstein l’a parfois suggéré – l’inadmissible, c’est-à-dire ce que l’esprit refuse de « comprendre » (le plus dangereux des mots), renoncer à parler du « réel », et reconnaître que nous nous situons aujourd’hui dans un territoire enchevêtré, flou, multiple, où toutes les pistes se dessinent et s’ouvrent avant de se confondre et de s’effacer.  

Vous avez aimé ? Partagez-le !