Si les allergies, au sens médical, prolifèrent, les usages métaphoriques du mot, eux aussi, se multiplient. La déclaration d’impôt donne, à certains, des boutons. Une chanson suscite, chez d’autres, une réaction épidermique. On est allergique non seulement à quelques grains infimes, insaisissables de matières, pollens et poussières, mais aussi à une cohorte de réalités plus abstraites, quoique tout aussi urticantes : à la bêtise, à la violence, à la langue de bois. L’intolérance elle-même devient allergène dans une forme d’oxymore : n’est-elle pas le principe même de l’incapacité allergique à supporter l’exposition à un agent extérieur ? Bref, l’allergie est une rhétorique en vogue. Est-ce vraiment nouveau ?

Déjà en 1954, John Steinbeck écrivait dans Tendre jeudi : « Le truc à la mode c’est l’allergie. » Il ajoutait, avec un peu de malice : « L’allergie, c’est de tomber malade devant quelque chose qu’on n’a pas envie de faire. » L’écrivain voit d’un mauvais œil cet alibi commode de la paresse. Peut-être est-il permis d’être plus généreux. Dans une société de la performance, l’allergie tient à distance les injonctions sans les contester frontalement : « Ce n’est pas que je ne veux pas en faire plus, mais je ne peux pas. » Dire non est un acte de volonté, et la volonté, face au corps obscur qu’elle meut, est toujours tentée de concéder qu’elle pourrait faire davantage.

Mais si c’est le corps qui dit non, que peut-on y faire ? Avec la chair allergisée, c’est aussi la singularité qui s’affermit. Le propre de l’allergie est de n’être pas un universel humain. Une toxine agresse tous les corps. Un allergène n’en affecte que certains. La réaction qu’il suscite n’est pas la conséquence d’une nocivité pour le corps humain en général : elle tient d’abord à la constitution physiologique particulière de l’allergique. L’agent irritant devient une menace seulement dans la mesure où l’individualité d’un être y réagit. Ce n’est pas parce que l’allergène est mauvais qu’il est rejeté, c’est parce qu’il est rejeté qu’il est mauvais.

Plus on se ferme à la différence, moins on la supporte


L’identité se constitue à travers des processus singuliers de discrimination, d’exclusion, d’opposition, qui dessinent les polarités d’un monde personnel. C’est sans doute vrai au niveau biologique, c’est encore plus vrai au niveau symbolique. Est-ce un hasard si l’allergique d’aujourd’hui l’est souvent aux phénomènes de mode uniformisants : à Timothée Chalamet, aux poke bowls, à la house music ? L’allergie est autre chose qu’un jugement de goût. Dire « je n’aime pas ceci ou je n’aime pas cela » laisse ouverte la possibilité d’essayer, d’écouter – peut-être, de changer d’avis. L’allergie interdit d’emblée le contact où l’on risque la contamination. Elle pose, par la négative, un point fixe, irréductible, de l’identité. L’allergie médicale est douloureuse. L’allergie « culturelle » est, au contraire, revendiquée.

S’étonnera-t-on qu’une époque de fragilisation des identités nourrisse ce genre de réaffirmations viscérales ? L’écueil du repli hypersensible sur soi a été largement pointé du doigt. Plus on se ferme à la différence, moins on la supporte. Derrière cette amplification allergique il y a, dirait Emmanuel Levinas, l’exacerbation d’une allergie plus fondamentale, « insurmontable » : une « horreur de l’Autre », de l’autre en tant qu’autre, de l’altérité. Toute la question est de savoir si l’intensification allergique est nourrie par un culte individualiste de l’ego boursouflé si fréquemment dénoncé ou, au contraire, par un individualisme défaillant qui, compromettant l’épanouissement personnel, provoque la crispation d’un moi frêle, ébranlé, ballotté dans la masse, condamné à se démener pour exister et à voir dans l’autre un danger. 

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