Tromper l’ennui
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La culture ne fait pas le bonheur ; elle aide à moins souffrir, ce qui n’est pas rien. Quelle différence dès lors entre la culture et le divertissement ? Comment distinguer ce qui relève du soin de l’âme humaine de ce qui la conduit vers l’oubli d’elle-même ?
Dans Voyage au bout de la nuit, Bardamu s’émeut d’entendre Parapine lui raconter « l’application astucieuse des théories récentes du professeur Baryton sur l’épanouissement des petits crétins par le cinéma » : chaque semaine, son ami emmène au cinéma d’anciens combattants tellement abîmés par la guerre qu’ils en ont perdu la mémoire, ce qui leur permet de regarder, avec un égal ravissement, dix fois de suite le même film. C’est l’occasion pour le narrateur de révéler le malentendu à l’origine de ce que l’on nomme la « vie culturelle » : notre besoin d’art est moins l’expression d’un désir de culture qu’une nécessité de se divertir, c’est-à-dire d’oublier « le malheur naturel de notre condition faible et mortelle », comme disait Pascal. Que l’on souffre ou que l’on s’ennuie, quoi de mieux qu’une séance de cinéma, « ce nouveau petit salarié de nos rêves », qui, à la différence des arts plus nobles – c’est-à-dire vendus plus cher –, peut être acheté « pour une heure ou deux, comme un prostitué » ?
Payer pour se sentir mieux, l’image fait rougir. Mais nous autres, consommateurs culturels, procédons-nous autrement ? La culture est-elle autre chose que cette rencontre improbable entre des œuvres d’art censées exprimer le raffinement humain et des spectateurs avides d’échapper à l’inquiétude et au désœuvrement ? « Et puis des artistes en plus, de nos jours, on en a mis partout par précaution tellement qu’on s’ennuie. Même dans les maisons où on a mis des artistes avec leurs frissons à déborder partout et leurs sincérités à dégouliner à travers les étages. C’est à qui frémira davantage et avec le plus de culot, de tendresse, et s’abandonnera plus intensément que le copain. On décore à présent aussi bien les chiottes que les abattoirs et le Mont-de-Piété aussi, tout cela pour vous amuser, vous distraire, vous faire sortir de votre Destinée. » La culture ne sert à rien, si ce n’est à tromper l’ennui. Ce qui n’a pas de prix.
À l’origine, la culture renvoie autant à l’activité du paysan qui travaille son champ qu’à celle du croyant qui honore son dieu. Dans les deux cas, elle enfante une pratique qui a pour fin de nous protéger contre l’hostilité de la nature et de régler les relations des hommes entre eux. Mais, à force d’être brandie comme le point ultime du développement de l’humanité, la culture s’est… dénaturée : non plus activité nécessaire à l’homme pour l’éloigner de l’animalité et rendre le monde habitable, mais simple objet – livre, musée, spectacle. Elle ne désigne plus le culte, mais la déesse, désormais célébrée sur l’autel de sa majuscule, délaissant ses racines agricoles pour s’élever vers les sphères d’un ministère. À trop vouloir célébrer la culture, on en a fait une idole. Comment, alors, louer ses vertus sans lui rendre un culte ? En arrêtant de croire qu’elle peut nous guérir de nous-mêmes. Tout comme le divertissement, qui, bien loin d’être condamnable, est considéré par Pascal comme « chose si nécessaire aux gens du monde qu’ils sont misérables sans cela », la culture, loin d’être sacrée, est le reflet le plus fidèle de notre humanité. En crise, donc.
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