Grigny, Essonne. Ici, 40 % de la population vit sous le seuil de pauvreté et 16 % est au chômage. Mais cette ville de grande banlieue, située à 25 kilomètres de Paris, n’est pas réductible à ces sombres statistiques. La culture y joue un rôle décisif. Philippe Rio, maire PCF de la commune depuis 2012, en a fait la pierre angulaire de son mandat : « La culture est au cœur de notre politique, insiste-t-il. Dans une ville où quatre-vingt-quatre nationalités se côtoient, cette notion est cruciale. Nous fabriquons la nouvelle humanité et la culture est un élément fédérateur. »

Tous les publics sont concernés, à commencer par la jeunesse. « Au conservatoire, nous accueillons des élèves issus de milieux populaires », souligne Philippe Rio. Son rêve est de permettre aux enfants défavorisés d’intégrer un orchestre. L’orchestre pour apprendre à vivre en société et éradiquer la violence. À Grigny, les professeurs du conservatoire sillonnent les écoles pour faire découvrir aux enfants les instruments de musique. Quant au centre culturel Sidney-Bechet, il recense 26 000 entrées par an. À l’affiche, les concerts du conservatoire, les spectacles des écoles, les manifestations d’associations… « La culture, affirme Philippe Rio, doit transpirer partout. On doit commencer dès le plus jeune âge à apprendre. Il faut donner des codes. Ma politique, c’est la culture pour tous ! »

Allons donc voir de plus près. Aux abords de la gare se dresse le vaste ensemble formé par les tours de Grigny 2. Depuis la route de Corbeil qui mène au centre-ville, difficile d’imaginer que non loin s’offre un paysage pittoresque avec un lac, des maisons individuelles et des jardins à flanc de coteau. Mais pour l’heure, direction la Grande Borne, une cité de 3 685 logements sociaux répartis sur 90 hectares. Conçue par l’architecte Émile Aillaud en 1972, elle se voulait utopique : pas de voitures, des constructions basses, des sculptures en plein air, des placettes arborées et un grand espace vert central : la plaine. Le projet d’urbanisme séduit mais les façades ont mal vieilli. Le quartier, isolé par l’autoroute du reste de la ville, a subi une forte poussée démographique et connaît des problèmes de délinquance. Le pont qui enjambe désormais l’A6 permet de désenclaver en partie la cité.

Philippe Rio est un enfant de la Grande Borne. « À mon époque, il y avait 5 % de chômage dans ce quartier. Aujourd’hui, il frise les 40 % chez les jeunes. La France exclut sa jeunesse et fait des choix politiques aveugles aux réalités sociales. » Triste gloire, la Grande Borne est souvent médiatisée pour les faits divers qui s’y produisent : vols, trafics de drogue… Ils éclipsent un dynamisme culturel et une vie associative florissante : environ soixante associations sont implantées là. C’est le cas de Décider, créée par Martine Vincent en 1998. Son credo : apporter la culture aux plus démunis. Une démarche vitale pour Philippe Rio. « La culture nous aide à rompre l’isolement personnel. C’est un moyen de lutter contre les exclusions. »

Martine Vincent nous reçoit dans les locaux de son association, rue des Enclos. Depuis vingt ans, grâce à un partenariat avec les musées parisiens, elle organise des sorties culturelles pour les habitants de la cité. L’aventure a débuté avec le Louvre et sa mission « Vivre ensemble », qui assure notamment la gratuité d’accès aux populations défavorisées. Membres, bénévoles et salariés de l’association bénéficient de formations afin de guider les groupes dans les salles du Louvre ou du musée Guimet. Les habitants deviennent ainsi des médiateurs culturels : « L’accès au beau, c’est d’abord un droit. Ici, on est vite englué dans le quotidien. Il y a des personnes qui ne sont encore jamais allées à Paris. » L’engagement de Martine Vincent repose sur cette conviction profonde. « Faire naître la curiosité, c’est un boulot », souligne-t-elle. Un certain nombre d’habitants avec qui travaille l’association sont dans une situation de grande précarité. « Nous avons proposé une formation sur la porcelaine au musée Guimet à une femme qui connaît d’importantes difficultés. Elle a dit : “Ça va me faire voir des choses.” Pour moi, c’est très fort d’entendre ça, raconte Martine Vincent. À son retour, on essaiera de lui faire dire ce qu’elle a vu, afin qu’elle puisse redonner quelque chose ici. »

Seynabou, 28 ans, est salariée de l’association. Cette jeune mère vit à la Grande Borne depuis 2008. D’abord impliquée bénévolement dans l’association, elle est restée sans emploi pendant deux ans avant d’être embauchée par Décider. « Quand je conduis des groupes en visite au musée, cela m’oblige à faire des recherches, à aller plus loin. Ici, on n’a pas le temps de s’ennuyer », confie Seynabou, qui a suivi une formation sur la représentation de la femme dans les œuvres exposées au Louvre. « Parfois, durant les visites, certaines sont étonnées de voir que les femmes sont nues sur les tableaux et pas les hommes », s’amuse-t-elle.

Dans le cadre d’un partenariat avec les établissements culturels parisiens (BNF, Cité des sciences, musée du Louvre), l’association a imaginé un mini-musée à la Grande Borne afin d’apporter la culture intra-muros. Reproductions d’œuvres ou fac-similés de la BNF y sont présentés. Dans le futur musée en chantier, Seynabou nous présente la Victoire de Samothrace. Les habitants ont confectionné une reproduction de la célèbre sculpture grecque après leur visite au Louvre. Une déesse ailée, messagère de la victoire. Tout un symbole. Véronique, elle aussi salariée de l’association, se joint à la visite, enthousiaste : « Nos visites permettent de créer du lien social. Quand les gens se croisent, ils se parlent et évoquent les prochaines sorties. » Véronique vit depuis quarante-cinq ans à la Grande Borne et revendique son attachement à ce quartier : « Pour rien au monde je ne partirais ! »

Chaque année, l’orchestre de l’opéra de Massy vient jouer au gymnase de la Grande Borne. À cette occasion, Décider rassemble et forme un chœur d’habitants pour chanter avec l’orchestre. « Chanter, c’est aussi un bon moyen d’apprendre à parler français. Ici, on est en amont de tout », précise Martine Vincent. Et Philippe Rio souligne les vertus de ces actions : « Quand quelqu’un découvre la musique classique et me dit après : “Je ne peux plus vivre sans”, cela a du sens. On partage quelque chose qui n’était pas commun au départ. »

Si l’essentiel des actions culturelles sont nées d’une volonté locale, la Direction régionale des affaires culturelles (Drac) a mis en place un programme destiné aux zones de sécurité prioritaire. Grigny fait partie des territoires bénéficiaires. La compagnie d’arts de rue La Constellation, en résidence dans la commune, va ainsi développer un parcours culturel dans la ville. Le but : réinvestir l’espace public par l’art. « Il y a eu un abandon culturel, un abandon des banlieues. Nous sommes une ville pauvre avec des gens pauvres. Je suis content que nous soyons enfin entendus », confie Philippe Rio.

La ville s’apprête à voter son nouveau budget. Pour la culture, il s’élève actuellement à environ 2,3 millions d’euros. Et, on l’aura compris, pour Philippe Rio, il n’est pas question de faire des coupes ! 

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