L’artiste, l’Église et l’État
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Nous sommes assis dans l’atelier parisien de Gérard Fromanger. Alors que nous parlons de son exposition au Centre Pompidou, notre œil s’arrête sur des esquisses accrochées sur deux pans de mur :
« Vous travaillez sur des vitraux ?
– Ils ne verront jamais le jour ! C’est une histoire incroyable. »
Comme Gérard Fromanger est un excellent conteur, nous lui demandons de raconter.
Tout commence il y a quatre ou cinq ans… Le premier acte se joue en 2010 ou 2011. Un industriel bourguignon l’appelle pour le sonder. Mécène à ses heures, volontairement discret, il projette de demander à un artiste contemporain de créer des vitraux pour l’église romane d’Anzy-le-Duc, au sud de la Bourgogne. Gérard Fromanger serait-il intéressé ? Spontané, Fromanger fait part de son enthousiasme. Dans les années 1980, il avait travaillé avec l’un des plus grands maîtres verriers à Chartres, Bruno Loire, et déjà réalisé deux vitraux. Avant de raccrocher, le mécène précise qu’il doit encore trancher entre deux ou trois peintres approchés, mais que tout sera promptement décidé.
Et de fait, quelques semaines plus tard, le mécène confirme à l’artiste qu’il a été choisi. Fromanger demande alors à visiter l’église. Sur place, c’est un enchantement. L’église Notre-Dame-de-l’Assomption (xie-xiie siècles) est dotée d’un clocher octogonal et d’un tympan superbes. « J’ai toujours aimé les églises romanes, confie Fromanger. C’est une architecture de défense pour des temps difficiles. Une architecture sans prétention. Nous sommes au Moyen Âge avec des gens de foi, branchés sur le réel. Et puis il y a, ici et là, dans les pierres sculptées, un érotisme populaire. C’est sympathique ! »
Il rencontre le maire, l’association des Amis de l’église d’Anzy. On lui donne du « Maître », ravis de voir un tel artiste à pied d’œuvre. Et puis plus rien. Les jours passent, les semaines, les mois, les années… Fin du premier acte.
Tout reprend brusquement au début de l’année 2015. À nouveau, le mécène appelle. Une réunion officielle est programmée dans l’église d’Anzy-le-Duc pour le 21 avril. À la date prévue, le maire, des représentants du ministère de la Culture, du Patrimoine, de la direction régionale des Affaires culturelles (Drac), de l’association des Amis de l’église, examinent les lieux. Sur les trente vitraux de l’église, il ne reste plus rien des verres d’origine. Seules sept baies sont occupées par des vitraux du xixe siècle. Faut-il les conserver ? Les spécialistes les jugent de peu d’intérêt. « Des images pieuses. » Le maire propose de les accueillir dans une salle municipale. Gérard Fromanger indique sobrement qu’il n’acceptera de se lancer dans l’aventure qu’à la condition de réaliser l’ensemble des trente pièces. « C’est tout ou rien. » La petite assemblée approuve et, l’inspection terminée, entoure respectueusement l’artiste :
« Quel est votre projet ?
– Écoutez, il est trop tôt pour en parler dans le détail et je ne suis pas un conférencier, mais je vous ai apporté un catalogue qui va vous montrer dans quel esprit je vais travailler. »
Le catalogue passe de main en main et séduit.
« Quel sera votre message ?
– Ma déclaration d’intention pourrait se résumer en une phrase : je pense profondément que ce sont les hommes qui ont inventé les dieux et non pas les dieux qui ont inventé les hommes. »
Tous se regardent et approuvent. L’artiste et son intention plaisent. Avant qu’ils ne se séparent, Fromanger s’interroge à haute voix sur l’avis du prêtre, du diocèse. On le rassure : « Ce n’est pas un problème. L’église est un bien de l’État qui appartient à la commune. Nous l’inviterons à la prochaine réunion. »
Et c’est ainsi que s’achève le deuxième acte.
De retour dans son atelier, Gérard Fromanger se documente sur les réalisations de Soulages, Richter, Raynaud. Il réfléchit au passage de la lumière à travers les vitraux. Il souhaite restituer une image de notre multitude, de sa marche dans le cosmos et de son mystère. Dans ses carnets, les esquisses miniatures se multiplient, ponctuées de couleurs vives. On distingue très nettement des soleils, des silhouettes. Sur les murs de son atelier, il fait surgir une nef et un chœur où ses dessins dansent, piqués sur un fond blanc.
Au début de l’automne 2015, le plan d’ensemble est arrêté dans son esprit, trente gouaches préfigurent les vitraux rêvés. Une réunion est organisée chez lui le 22 octobre. Les mêmes se retrouvent, approuvent le projet : « Formidable ! », « C’est magnifique ! », « Merci ! ». Quand le maire sort un appareil photo, l’artiste tique : « Une photo réduit toujours les choses. Ce sont des esquisses, cela donne juste une idée. » Le maire le rassure. Une date est fixée pour montrer la maquette aux habitants de la commune dans l’église et tous repartent, enchantés les uns des autres. Rien n’est signé, mais tout incline à l’optimisme. Fin du troisième acte.
Dès le lendemain, les photos prises dans l’atelier de l’artiste circulent sur Internet. Subitement, une bronca s’élève. Des associations chrétiennes s’emparent du sujet et s’emportent. Au nom de l’association Terre et famille, regroupant des catholiques traditionalistes, un « triple hold-up financier » est dénoncé. L’un de ses représentants se scandalise que l’on puisse déposer les vitraux en place et prévient : « Nous n’accepterons pas que la croix soit enlevée. » La presse locale consacre plusieurs articles à l’affaire. Les opposants manifestent contre le projet.
C’est une alerte sérieuse. À l’enthousiasme succède la circonspection. Une agitation inquiète. Quelques coups de fil soulignent ce nouveau climat. La responsable de la Drac planifie deux réunions, la première dans l’église d’Anzy-le-Duc, la seconde au ministère de la Culture. Un contrordre de la préfecture arrive pour exclure tout conclave dans l’église. Nous sommes fin novembre 2015 et le premier tour des élections régionales, prévu le 6 décembre, approche. Un mot d’ordre s’impose : pas de vagues, surtout pas de vagues.
Simple prudence politique ? Début de cabale chez les intégristes ? On ne sait, à la fin du quatrième acte, s’il s’agit d’une pause ou du début de la fin.
L’Église catholique entre alors en scène, en majesté. L’évêque d’Autun, abbé de Cluny, par l’intermédiaire de son secrétariat, sollicite une visite d’atelier auprès de Fromanger. Le 8 décembre, le dignitaire sonne à la porte de l’artiste. « J’ai vu un bel homme, avec une grande croix sur la poitrine », raconte l’artiste. L’évêque et l’artiste font connaissance, rompent le pain ensemble. La courtoisie, l’urbanité sont au rendez-vous, mais le désaccord rapidement établi :
« Fromanger, vous êtes un grand artiste !
– Quand cela commence comme ça, ce n’est pas bon signe…
– Dans vos vitraux, je ne vois pas le sacré… Oui, j’ai lu que vous évoquiez l’énigme du monde, la marche des hommes vers la lumière. Mais je ne vois pas la lumière ! Votre cosmos, ce sont des pastilles de couleur. Et là, cette bicyclette… Vous voyez une bicyclette dans une église ? Non, Fromanger, ce n’est pas possible. La lumière, pour nous chrétiens, ne vient pas du ciel, du cosmos.
– Ne vient-elle pas du soleil, des étoiles ?
– Ah, non ! La lumière vient du tombeau du Christ ouvert le matin de Pâques. C’est de là que vient la lumière dans le monde ! »
Le religieux et le laïc se sont tout dit. Les vitraux proposés par l’artiste sont refusés. L’évêque le lui écrit très officiellement, le 7 janvier 2016 : « Il s’agit, en matière d’art chrétien, de donner à voir l’indicible joie du matin de Pâques : celui qui était mort sur la Croix, Dieu l’a ressuscité le troisième jour. »
Une semaine plus tard, le maire d’Anzy-le-Duc se rétracte par SMS : « … avec le recul, je trouve que ce n’est pas approprié au lieu ». Les instances culturelles se mettent aux abonnés absents. La Drac fait savoir qu’elle n’en peut mais : « Nous ne sommes pas maître d’œuvre. »
Le cinquième acte est fatal. Dans une pénible atmosphère de débandade, l’artiste assiste à la soumission successive de tous les acteurs du dossier. Crainte des intégristes ? Forfait devant la montée du Front national dans la région ? Gérard Fromanger ne se résigne pas. Mieux, ce mécréant élevé par les jésuites se révolte face à ce mépris : « Les églises appartiennent à tout le monde. C’est le peuple qui les a créées. Ces pierres, ces nefs, c’est nous qui les avons élevées. Et on nous met dehors ! »
En butte à l’Église et à l’État, il rêve d’y rentrer. Sans contrainte. Pour s’asseoir, rêver, réfléchir. Pour peindre !
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