Le premier domino, celui qui a fait tomber tous les autres, s’appelait Mario Chiesa. Ce socialiste très en vue a été arrêté le 17 février 1992 alors qu’il venait d’accepter une mallette de billets dans son bureau de président de l’hospice Trivulzio, vénérable institution milanaise. Bettino Craxi, le puissant chef des socialistes italiens, interrogé sur la corruption soudain révélée d’un de ses principaux lieutenants à Milan, répond avec mépris qu’il s’agit d’un filou isolé. Filou ? Isolé ? Mario Chiesa, qui avait espéré devenir maire de la capitale lombarde, se rebiffe sous l’insulte et passe aux aveux. C’est le début d’une gigantesque enquête anticorruption, l’opération Mains propres (Mani pulite). En deux ans, elle révélera toute l’étendue du système de financement illégal de la politique italienne ainsi que la corruption personnelle de nombreux élus. La succession des scandales finira par entraîner l’effondrement de tous les partis qui ont gouverné l’Italie depuis la fin de la guerre. D’abord l’inamovible Démocratie chrétienne de Giulio Andreotti, un parti qui a rassemblé jusqu’à 2 millions de membres et 48 % des voix ; ensuite le Parti socialiste de Bettino Craxi, moderne, ambitieux et terriblement gourmand (c’est lassé par l’envolée des pots-de-vin sur les appels d’offres que l’entrepreneur milanais Luca Magni a fini par alerter la justice) ; enfin de moindres acteurs républicains, libéraux et sociaux-démocrates. Le Parti communiste italien, lui, avait décidé de se saborder après la chute du mur de Berlin et cessé d’exister en 1991.

Personne n’a oublié non plus l’équipe des procureurs de Milan : Antonio Di Pietro, méridional rugueux adulé par les foules jusqu’à ce qu’il décide à son tour d’entrer en politique en 1996 ; Francesco Saverio Borrelli, chef du « pool » de magistrats chargés de l’enquête ; Gherardo Colombo, l’intellectuel binoclard ; Ilda Boccassini, la seule femme ; Gerardo D’Ambrosio ; Piercamillo Davigo ; et Armando Spataro. Ce groupe de procureurs indépendants, auxquels la loi italienne donne non seulement le droit mais le devoir de poursuivre quand ils ont connaissance d’un délit présumé, obtiendra jusqu’à 80 % d’opinions favorables, « le score des héros » commente une presse italienne toujours emphatique. 

Mais les Italiens, stupéfaits, ont découvert que la loi sur le financement public des partis politiques, censée mettre fin aux dessous-de-table, n’a en rien empêché la « caste » politique italienne de s’enrichir. L’indignation est à son comble quand, début mars 1993, le gouvernement du socialiste Giuliano Amato fait voter à la va-vite un décret qui dépénalise le financement illicite des partis politiques. Le président de la République, le démocrate-chrétien Oscar Luigi Scalfaro, refuse de signer ce texte qu’il considère comme anticonstitutionnel. Quelques jours plus tard, éclate le scandale Enimont : l’industriel Raul Gardini a dû payer 250 millions de dollars en pots-de-vin pour acheter des actifs du groupe d’énergie public ENI. Il se suicide ainsi que le président de l’ENI, Gabriele Cagliari. Un voile de tristesse ternit l’opération Mains propres.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Plus de 4 000 personnes ont été mises en cause dans toute l’Italie, 500 députés et sénateurs ont été poursuivis, dont trois anciens présidents du Conseil mais, par le jeu des recours et des prescriptions, il y a eu moins de dix condamnations définitives. Bettino Craxi s’est enfui en Tunisie pour échapper à la justice, il y est mort en janvier 2000. Son ami le magnat de l’immobilier et des médias Silvio Berlusconi est entré en politique en 1994, avec succès : ont suivi vingt ans de démêlés judiciaires. La loi électorale, modifiée dans un sens majoritaire, n’a pas mis fin aux querelles d’appareils, et de nouveaux partis, aux noms souvent baroques, sont apparus. L’Italie est toujours une démocratie, et toujours l’Italie.

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