Une vie d’éditeur réserve bien des surprises, jusqu’à vous conduire dans la maison d’un pape ! 

10 septembre 2015. J’accompagne mon auteur et ami le père Guy Gilbert qui va fêter ses cinquante ans de sacerdoce en concélébrant une messe avec François. Belle affiche réunissant deux prêtres des rues : l’homme à la soutane blanche et le curé des loubards en perfecto bardé de pin’s. Je ne pouvais pas rater cela.

Nous arrivons à la résidence Sainte-Marthe, saluons le garde suisse, Fabrice, 19 ans, béret penché, habit flottant et guêtres striés de rouge, bleu et jaune. Cette tenue moyenâgeuse ne doit pas faire oublier que cette sentinelle est une redoutable ceinture noire de karaté. La grande bâtisse moderne, face à l’abside de Saint-Pierre, a été construite par Jean-Paul II pour abriter les cardinaux. On m’attribue la suite 123 : chambre avec lit en fer forgé sous un grand crucifix en bois, bureau séparé muni d’un fauteuil haut et intimidant. Lieu de mystère, de tractations durant les conclaves. Quelle éminence s’est assise ici ? Objets inanimés, avez-vous donc une mémoire ? 

Au réfectoire, une quinzaine d’hôtes sont déjà attablés dès 19 h 30. Des ecclésiastiques surtout, peu de laïcs. Au centre, un buffet de crudités et de salades, pommes de terre, soupe, ragoût d’agneau. Simple et bon. Arrive le pape François, sans sa calotte mais flanqué de son secrétaire argentin, Don Fabián Pedacchio, et d’un prélat. Il se sert comme tout le monde au buffet et s’assoit dans un coin, dos tourné à la salle. En passant je l’observe, voûté, penché sur ses haricots. On dirait un retraité paisible, mais là encore, attention aux faux-semblants : ce vieil homme, chef spirituel d’un milliard et demi de catholiques, est l’un des plus écoutés de la planète. Ne vient-il pas de réconcilier les États-Unis et Cuba après un demi-siècle de glaciation et d’hostilité ? 

En le voyant manger avec appétit, je repense à ce qu’il lança un jour à la supérieure des clarisses d’Assise qui trouvait ses sœurs un peu déprimées : « Il n’y a pas de sainteté dans la tristesse. Suivez l’ordre de sainte Thérèse : “Donnez-leur un bifteck.” » La nourriture comme point d’ancrage, beau programme pour ce jésuite dont le film préféré est Le Festin de Babette. Est-ce pour cela que le vin de Sainte-Marthe est excellent (et français) ?

À 21 heures, le pape remonte dans ses appartements. Il se couche vers 22 heures pour se lever à 4 h 30, comme les moines, pour prier. Lorsque je regagnerai ma propre chambre, j’aurai du mal à croire que le pape dort à l’étage du dessus, que je suis dans le lit d’un cardinal, et que je ne joue pas dans un film de Nanni Moretti…

Le lendemain, 11 septembre à 7 heures, nous sommes une cinquantaine de personnes dans la chapelle de la résidence. Le pape entre seul, sans enfant de chœur ni cérémoniaire. La messe est courte et chaleureuse, le sermon improvisé, au débit lent, sur la nécessité du pardon dans la vie d’un chrétien, faute de quoi son baptême lui restera au sommet de la tête et ne lui descendra pas dans le cœur. Il touche sa calotte et nous informe que cela concerne aussi le pape. Il termine en lançant dans un large sourire : « È bello, è ? ». Je mesure mon privilège d’être ici dans son intimité : hier même j’ai appris que les 10 000 billets pour sa prochaine messe dans un stade des États-Unis ont été vendus en… 30 secondes.

À la sortie de la messe, chacun vient à son tour lui serrer la main. Je me lance et lui parle dans un espagnol rouillé, je lui dis mon admiration, que les Français l’aiment, je lui demande quand il viendra chez nous en visite. Il me fixe sans parler, ses yeux vifs me font comprendre que c’est compliqué… Il me tient les mains, les siennes sont plus frêles que je l’imaginais. Je reste sobre dans mon approche contrairement aux dames qui me suivront et qui se jetteront à son cou, confirmant ce mot du cardinal Tauran : « On vient voir Jean-Paul II, écouter Benoît XVI et toucher François. » À côté de nous, les appareils photographiques de L’Osservatore romano s’enclenchent, la télévision vaticane filme. François le sait, place ses visiteurs dans le bon angle lorsqu’ils s’égarent en effusions, il sait que nous repartirons chacun avec nos photos qui bientôt trôneront encadrées sur les cheminées et les bureaux. 

Lorsque je prends congé de lui, il prononce la demande rituelle qu’il formule à tous : « Priez pour moi. » Ces mots, plusieurs autres ecclésiastiques me les ont dits durant ces 24 heures : Don Fabián Pedacchio, le secrétaire du pape, l’évêque de Digne, Mgr Nault, de passage à Rome, un jeune père du Bénin, étoile montante de la secrétairerie d’État, un évêque de Calabre qui me parlait, noué, de la mafia calabraise, la ‘Ndrangheta, en trempant ses tartines dans son café. « Priez pour moi. »… On sent bien que le Vatican, malgré le silence impressionnant qui y règne, est le lieu d’un intense combat. François gagnera-t-il contre les loups ?

François a la hantise d’être isolé dans la cage dorée des appartements et bureaux pontificaux, lieux de la curie qu’il ne fréquente que pour sa journée de travail. Anywhere out of this world. Sa maison, son lieu de ressourcement, c’est Sainte-Marthe. Un Argentin à ma table me raconte comment parfois François s’échappe, comme la semaine dernière quand il a débarqué tout seul chez un opticien de la place du Peuple. Et comment il passe ses appels téléphoniques lui-même, au point de s’être entendu répondre un jour : « Si tu es le pape, je suis Napoléon ! »

François a renoncé à avoir une « famille pontificale », ce groupe de religieux et religieuses réuni pour le service privé du chef de l’Église. On se souvient des sœurs polonaises entourant Jean-Paul II. François veut être seul. À plusieurs reprises, je l’ai vu remettre des enveloppes aux ­serveurs du réfectoire, à la réception, aux gardes de sécurité. Un garde suisse m’a raconté qu’un jour qu’il était en faction devant son bureau au deuxième étage, le pape l’a invité à prendre un café, le faisant couler lui-même de sa machine à capsules. Il est en prise directe, dans la vie, recherche le contact avec les gens qui l’entourent à la résidence.

Au petit-déjeuner qui précède mon départ, le pape est de nouveau là. Je me souviendrai longtemps de la tartine que je fais griller dans une petite machine assez lente. Lorsque je la récupère, en me retournant, je m’aperçois que le souverain pontife a fait patiemment la queue derrière moi… il me gratifie d’un large sourire. Une de ses phrases me revient alors en tête : « Le berger doit avoir l’odeur des moutons. » 

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