Pour le vaticaniste, le pape François est un bon client. Mais la sévérité toute franciscaine de son mode de vie, ses discours improvisés, ses formules lapidaires, ses réseaux d’influence multiples et cloisonnés désorientent les journalistes comme les ambassadeurs et les prélats romains aux mines déconfites et critiques. Ce pape sud-américain et jésuite, hier race maudite, sait son temps compté et n’a peur de rien. Il bouscule un monde indifférent à Dieu ou saturé par les fondamentalismes religieux. Il prêche la « miséricorde » pour les couples homosexuels ou les femmes qui avortent, fait la leçon à tous les capitalistes de la terre et se hisse en tête de la croisade pour sauver la planète. 

À l’heure où il s’envole pour Cuba et les États-Unis, il faut tordre le cou à deux idées toutes faites sur son exercice soi-disant solitaire du pouvoir et sur l’efficacité de sa parole jugée abrupte et confuse. Le pape François n’est pas cette personnalité instinctive, impulsive, ce joueur d’échecs, ou ce populiste à la mode latino que l’on décrit parfois. Au contraire, c’est un « calculateur raffiné », comme dit Robert Draper dans National Geographic. Chacune de ses initiatives est soigneusement étudiée et, si on y reconnaît toujours sa patte, ses discours sont bel et bien inspirés par une expérience collective. 

Jean-Paul II régnait sur un clan polonais détesté par les monsignori italiens d’une curie qu’il délaissait pour voyager. Benoît XVI, brillant théologien mais faible chef de gouvernement, comptait sur des hommes sûrs, fidèles, mais incompétents à l’image du secrétaire d’État Tarcisio Bertone qui ne venait pas de la diplomatie pontificale et attisait les luttes de clans et les polémiques médiatiques. Rien de tel chez François. Certes, il ne gouverne pas non plus avec une curie dont il déteste la mondanité et le carriérisme. Il n’a pas non plus créé autour de lui un commando dévoué à sa cause et à son service exclusif. En bon jésuite, il réfléchit seul, longuement, avant de décider. 

Jorge Mario Bergoglio est un faux solitaire. Si « personne n’est informé de la totalité de ce que le pape est en train d’écrire et préparer », comme dit son porte-parole Federico Lombardi, il sollicite ses intimes – des prêtres argentins amis de vieille date et des diplomates italiens – au coup par coup et en fonction de leurs capacités respectives. Parmi eux, Fabián Pedacchio Leaniz, 49 ans, expert en droit canon qui, avant François, avait déjà travaillé à la curie, à qui l’on prête une passion pour la musique d’opéra, les romans de Gabriel García Márquez et les films d’Almodóvar ! Puis, les « intellectuels » favoris du pape, comme Víctor Manuel Fernández, recteur de l’université catholique de Buenos Aires, Marcelo Sánchez Sorondo, spécialiste en sciences sociales, inspirateur de ses discours politiques et écologiques, et son confrère jésuite italien Antonio Spadaro, directeur de La Civiltà Cattolica. Indispensables conseillers sont aussi le secrétaire d’État italien Pietro Parolin et le substitut Giovanni Angelo Becciu, excellents diplomates dans la lignée des grands secrétaires d’État, comme Agostino Casaroli, qui ont permis au Vatican de devenir cette puissance internationale presque sans territoire (44 hectares !), mais reconnue et respectée. 

La parole du pape, élaborée par cette équipe, fondée sur son expérience de jésuite et de pasteur en Amérique latine, sur sa proximité des bidonvilles de Buenos Aires et de cette « théo­logie du peuple » si chère à l’Argentine (à distinguer de la théologie de la libération influencée par le marxisme), est moins improvisée qu’on ne le dit parfois. Et si elle retentit dans le monde, c’est parce qu’elle vient d’une personnalité originale, expérimentée, authentique. Et parce qu’elle ressemble à une utopie sociale et moderniste. Une utopie que certains critiques qualifient déjà de « post-marxiste », voire, comme le vaticaniste Sandro Magister de L’Espresso, de « populiste, de type péroniste ».

Autant de raccourcis pour éluder l’essentiel : la parole de ce pape est identifiée à un « peuple », le peuple des « périphéries » des grandes villes, le peuple du « sous-sol de la planète », de ces « quartiers populaires » qu’il a arpentés toute sa vie d’antan et qui sont le réservoir, pense-t-il, de valeurs désormais oubliées dans les centres urbains « ghettoïsés ». François est bien le pape de ce nouveau monde globalisé si loin de la curie romaine, ce monde écrasé par des mégapoles dont il fait de sa ville, Buenos Aires, le symbole, ce monde tyrannisé par un système économique libéral qui n’a d’autre loi que celle du plus fort, ce monde traversé par les luttes écologiques et sociales, déserté par Dieu ou démangé par les sectes évangéliques.

La meilleure expression de cette vision politique se trouve dans les discours qu’il a prononcés à Rome et à Santa Cruz en Bolivie devant les « mouvements populaires », coopératives paysannes, ouvrières, associations de lutte contre l’exclusion et pour l’économie sociale. Devant ces sans-grade de la mondialisation, il a dénoncé le « nouveau colonialisme », « les veaux d’or que sont les entreprises, les organismes de crédit, certains traités de libre-échange et l’imposition de mesures d’austérité qui obligent toujours plus les travailleurs et les pauvres à se serrer la ceinture ». Et de sonner l’heure de la révolte chez « les plus humbles, les exploités, les exclus », en assurant que « l’avenir de l’humanité n’est pas entre les mains des grands dirigeants, des grandes puissances et des élites ».

Assez pour intenter contre lui un procès, venu des États-Unis et de la presse libérale, d’incompétence économique, de populisme et de démagogie. Car ces mouvements populaires que le pape affectionne sont bien ces groupes altermondialistes, ces Indignados, ces Occupy Wall Street, et toute cette mouvance qui se rebelle en Europe ou en Amérique contre un système injuste. Et ce n’est pas un hasard si le conseiller le plus proche du pape en cette matière est Marcelo Sánchez Sorondo, un évêque argentin qui, en juin, avait appelé au Vatican la Canadienne Naomi Klein, star des combats écologistes et altermondialistes, pour commenter l’encyclique sur la dégradation de la planète. Gauchiste, ce pape ? Il a déjà maintes fois répondu non, mais avec toujours l’air de dire : Je ne suis pas marxiste. Alors laissez-­moi être antilibéral tranquil­lement. 

Au total, cette parole du pape François touche, bouleverse ou… révolte. On loue son discours généreux, sa manière positive et chaleureuse de s’adresser à toutes les « périphéries », y compris celle des déçus de l’Église, de renoncer à ce ton arrogant de certitudes longtemps cultivé par Rome. Mais le vent tourne. Au Vatican et dans le monde, beaucoup traînent les pieds, misent sur l’usure et la fin d’un pontificat pressenti comme court. Il faut s’attendre à des résistances par exemple aux États-Unis, où un épiscopat conservateur, hostile aux réformes morales sur la famille, rejoint les positions des milieux économiques les plus libéraux. Cependant, François est un homme de « processus ». Il sait qu’il n’aura ni le temps ni le pouvoir de convaincre le monde mais, dit Andréa Riccardi, « en bon jésuite, il enclenche, avec discernement, des processus libéraux. Et il s’y tient fermement ».  

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