Le Canada à l’aube de la légalisation
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MONCTON, NOUVEAU-BRUNSWICK. Sous les rangées de néons, une quarantaine d’individus en uniforme vert-de-gris se font face de part et d’autre de tables métalliques. Certains portent des masques chirurgicaux, tous sont coiffés d’une charlotte en polypropylène. Leurs mains, gantées de latex noir, s’activent au rythme d’un air de rock’n’roll. On se croirait dans un laboratoire pharmaceutique déjanté. Dans les locaux de l’entreprise OrganiGram, 36 000 kilos de cannabis thérapeutique sont produits chaque année.
« Le rythme s’est intensifié », raconte Marc-André McCaie, jeune superviseur de récolte. Depuis quelques semaines, « certains techniciens travaillent jusqu’à minuit » pour traiter les cinq à six récoltes hebdomadaires. Car un grand bouleversement s’apprête à toucher l’industrie. Dix-sept ans après avoir autorisé l’usage médical du cannabis, le Canada légalise la production, la vente et la consommation récréative de la fameuse plante verte. Pour OrganiGram, l’un des principaux producteurs du pays, hors de question de rater le coche. Des exemples étrangers ont montré qu’un pic de la consommation suivait souvent la légalisation, avant un retour à des taux comparables au passé. Il faut donc être prêt, et tout de suite.
Dans la salle de récolte, les ouvriers remplissent leur mission. Les fleurs de cannabis sont rapidement débarrassées de leurs feuilles et de leur tige, avant d’être déposées sur un plateau en aluminium et pesées. Chaque plateau accueille entre 800 grammes et 1 kilo de plantes, l’équivalent de 4 200 à 5 300 euros. « L’important est de standardiser la production », explique Marc-André, dont la préoccupation première est l’« efficacité ».
Une industrie prometteuse
Installée à Moncton, dans la province du Nouveau-Brunswick, OrganiGram compte parmi les 111 producteurs du pays autorisés par le ministère de la Santé à produire et à vendre du cannabis thérapeutique sous ordonnance. Depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux en 2015, les candidatures se multiplient. À quelques semaines de l’échéance, le Canada est sur les starting-blocks : un peu plus de cinq cents nouveaux producteurs attendent encore leur licence. Car l’industrie est prometteuse, et chacun veut sa part du space cake. En 2017, 4,9 millions de Canadiens ont dépensé l’équivalent de 3,7 milliards d’euros, pour une consommation de 773 tonnes de cannabis, selon les chiffres de l’agence du gouvernement fédéral Statistiques Canada. Seuls 10 % correspondaient à un usage médical.
Pour rester compétitive sur un marché en phase de décollage, OrganiGram a mis les bouchées doubles. Lancée en 2013 avec une poignée de salariés, l’entreprise emploie désormais 275 personnes, la plupart s’occupant de la production. « On embauche actuellement cinq à six personnes par semaine », précise Larry Rogers, vice-président du développement commercial international. « Nous serons 450 d’ici l’été prochain. » L’édifice de près de 16 000 mètres carrés est lui aussi en pleine extension. En 2020, il devrait tripler de surface et concurrencer Canopy Growth, le plus gros producteur du pays basé en Ontario. OrganiGram vise une production annuelle de 113 000 kilos d’ici deux ans, soit « un chiffre d’affaires de 706,2 millions de dollars ».
Des emplois d’avenir
Marc-André McCaie pousse la lourde porte de la chambre 19. La lumière qui irradie les murs blancs immaculés de la pièce agresse l’œil. En période de floraison, les lampes émettent jusqu’à mille watts, obligeant les employés à porter des lunettes protectrices. Malgré une soixantaine de ventilateurs métalliques en action, l’air est à peine respirable. L’odeur chaude du cannabis, aux relents de terre humide, de menthol et d’agrume, est si forte qu’elle en devient écœurante. Répartis sur trois étages, espacés au millimètre près, 1 560 plants s’élèvent avec vigueur jusqu’au plafond. Le « jardin », comme l’appellent les employés, ressemble à une immense jungle hors-sol parfaitement maîtrisée.
« C’est du CBD Yummy », explique le jeune homme de 26 ans. Il connaît avec précision les propriétés des douze souches différentes qui poussent actuellement dans les trente chambres de l’entrepôt. « Celle-ci a des vertus thérapeutiques sans l’effet psychotrope », explique-t-il, en pointant du doigt une fleur particulièrement généreuse qui ressemble à une pomme de pin. « On en vend surtout sous forme d’huile de massage aux personnes âgées qui n’aiment pas fumer. » Sur les 269 500 patients canadiens ayant légalement accès à la marijuana, 14 000 se fournissent directement auprès d’OrganiGram.
Marc-André McCaie est entré dans l’entreprise en 2016. En l’espace d’un an et demi, le jeune employé a déjà été promu trois fois. « J’ai commencé à l’embouteillage avant de passer au séchage des fleurs. » Il manage aujourd’hui une équipe de 70 techniciens et espère évoluer au rythme de l’entreprise. « On ne connaît pas encore toutes les opportunités que la légalisation va créer, c’est excitant », se réjouit-il.
« Le secteur est florissant », explique Alison McMahon, fondatrice de Cannabis at Work, une agence de recrutement spécialisée dans le business de la marijuana. Elle a elle-même étoffé son équipe de 25 % en quelques mois pour faire face à l’augmentation d’activité. « L’industrie va évoluer très rapidement ces six prochains mois et offrir des perspectives très larges. » Techniciens, ingénieurs chimiques, managers, vendeurs... les promesses d’embauche touchent un nombre important de secteurs. « En ce moment, les producteurs cherchent prioritairement des cultivateurs qui ont une connaissance approfondie de la plante. » Inenvisageable de piocher parmi ceux qui vivent aujourd’hui du trafic et de les tirer de la criminalité : triés sur le volet, les ouvriers du cannabis doivent présenter un casier judiciaire vierge.
Pour répondre à la demande pressante de l’industrie, le Collège communautaire du Nouveau-Brunswick (CCNB), situé en banlieue de Moncton, a lancé un programme spécial. L’an dernier, une trentaine d’étudiants sélectionnés parmi plus de trois cents candidatures ont appris à cultiver la marijuana pendant douze semaines. À la rentrée prochaine, le gouvernement provincial, qui espère se positionner en leader du secteur, financera une partie de la scolarité de la nouvelle promotion, à hauteur de 117 000 dollars canadiens, soit 77 500 euros. Pierre Clavet, conseiller sectoriel du CCNB, est confiant : « Opportunity NB [l’organisme de développement des affaires de la région] prévoit la création de 3 000 postes au cours des prochaines années. » De quoi garantir le placement de quelques promotions d’étudiants. Un accord entre l’école et OrganiGram a déjà permis à une grappe d’élèves d’effectuer un premier stage, puis d’obtenir un premier emploi.
L’exemple du Colorado
Pour se préparer, le pays se réfère principalement à l’expérience du Colorado. Depuis qu’il a légalisé la marijuana récréative en 2014, cet État démocrate a empoché près d’un demi-milliard de dollars américains en taxes, grâce à un taux d’imposition de près de… 30 % ! « Le Canada a annoncé une taxe d’un dollar par gramme », explique le directeur parlementaire du budget Jean-Denis Fréchette. L’économiste et son équipe, en charge d’étudier le coût et les retombées économiques des lois canadiennes, ont rendu en 2016 un rapport évaluant les potentielles conséquences de la légalisation de la marijuana. En se basant sur la consommation actuelle, il prédit des retombées économiques « de 600 à 900 millions de dollars canadiens ». Une part de 25 % reviendra au gouvernement fédéral, le reste aux provinces. C’est à elles qu’incombera la lourde responsabilité de mettre en place des programmes de prévention et d’éducation relatifs à la marijuana. D’ailleurs, certains professionnels du secteur s’étonnent de ne pas encore en avoir vu l’ombre. En choisissant de légaliser la consommation de cannabis, le gouvernement Trudeau espère en minimiser les dangers en permettant l’accès à un produit à la qualité réglementée, et annihiler, à terme, le marché noir.
Jean-Denis Fréchette soulève quelques points préoccupants : « C’est bien beau de produire des revenus, mais suffiront-ils à mettre en place une prévention efficace et, par conséquent, à faire baisser la consommation des mineurs ? Ce n’est pas certain. » Le faible nombre de succursales prévues par les différents gouvernements l’inquiète. Il rappelle que le Colorado compte 831 points de vente pour 5,6 millions d’habitants. L’Ontario, habité par 14 millions de personnes, prévoit l’ouverture de 40 points de vente cette année, puis 150 en 2020. Quant au Québec et ses 8 millions d’habitants, il n’en ouvrira qu’une centaine d’ici deux ans. Trop peu à ses yeux, et « probablement insuffisant pour concurrencer le marché noir ».
Autre sujet d’inquiétude : l’évolution du taux d’imposition. Le directeur parlementaire du budget craint qu’avec le temps, « le gouvernement ne devienne trop gourmand et impose des taxes de plus en plus élevées, comme c’est le cas avec le tabac ». Lorsque l’impôt sur la cigarette augmente, c’est automatique, la contrebande reprend du poil de la bête. Il met en garde : « La même chose pourrait arriver avec le cannabis. C’est pourquoi il faut maintenir un prix de vente comparable à celui du marché illégal, soit entre 6 et 8 dollars le gramme. » À ses yeux, la question du prix est fondamentale.
Mesurer l’impact de la légalisation
En légalisant la marijuana, le gouvernement fédéral espère étouffer le marché noir et ainsi empêcher les plus jeunes de se fournir. Pour évaluer l’impact global de cette mesure, il s’appuiera sur les études de Statistiques Canada, dont le budget annuel pour remplir cette mission s’élève à 2 millions de dollars. Une cinquantaine d’employés a déjà les mains dans le cambouis. Ou plutôt dans l’urine. Depuis trois mois, l’agence analyse quotidiennement le taux de THC présent dans les eaux usées de six municipalités, dont Montréal, Toronto et Vancouver. Anthony Peluso, directeur adjoint, estime qu’après la légalisation l’agence sera « capable de soustraire la quantité de cannabis consommée de façon légale ». En comparant les taux prélevés avant et après l’entrée en vigueur de la loi, elle sera capable de faire une estimation du marché noir et de ses évolutions. Cette méthode, ancienne de plus de dix ans, a déjà fait ses preuves en Europe et permet une analyse géographiquement précise, en temps réel, et qui respecte la confidentialité et la vie privée des consommateurs. C’est beaucoup moins le cas de la deuxième méthode envisagée par l’agence, qui consiste à scanner les réseaux sociaux pour observer l’évolution des habitudes de consommation et établir des tendances. « Nous n’explorons que des textes ouverts au public, jamais des conversations privées », précise Anthony Peluso. Encore faudrait-il savoir distinguer, une fois pour toutes, le public du privé quand il s’agit des échanges en ligne… L’agence promet néanmoins de ne jamais procéder à l’achat de données privées.
À Moncton, les habitants sont tantôt impatients, tantôt indifférents face à l’entrée en vigueur de la loi le 17 octobre prochain. Définitivement adopté par le Sénat canadien le 19 juin 2018, ce texte est l’aboutissement d’une longue procédure. « Le débat s’est un peu éternisé du fait de la question de la culture personnelle », explique Jean-Denis Fréchette. Le gouvernement fédéral autorise les familles à cultiver quatre plants par foyer, mais des provinces comme le Québec et le Manitoba continuent de s’y opposer. « Ça pose la question de la sécurité des enfants, qui importe beaucoup au gouvernement. » Et bien sûr, celle des bénéfices perdus.
Chez OrganiGram, le compte à rebours rend Larry Rogers un peu nerveux. « On a encore pas mal de boulot », confie-t-il. Dans cette course aux profits, l’entreprise monctonienne possède un atout solide : un accord signé avec The Green Solution, l’un des plus importants producteurs de cannabis du Colorado. « Nous aurons accès à la totalité de leur expertise en matière de production, de commerce et de développement de produits », explique-t-il. Leur panoplie est impressionnante, et pour le moins originale : chocolats, bonbons en gélatine, caramels, thés, bières, sodas, savons et gommages… Tous sont à base de marijuana. Au Canada, l’offre risque d’être moins divertissante. « Le gouvernement a promis d’accorder l’autorisation de vendre des produits comestibles dans un an, mais je doute que l’on puisse fabriquer des bonbons, à cause des enfants. » OrganiGram a déjà prévu de décliner ses produits récréatifs en différentes marque : Edison Reserve pour une herbe « de haute qualité, aux fleurs taillées à la main », Edison pour sa gamme classique, Ankr Organics pour un cannabis biologique, et enfin Trailer Park Buds, une marque financièrement plus accessible, créée en partenariat avec une célèbre série télévisée canadienne et destinée aux « consommateurs plus jeunes, qui ne se prennent pas au sérieux ».
Au Canada, la production de cannabis n’a pourtant rien d’une affaire légère. Le site d’OrganiGram est surveillé sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par une équipe de gardiens et 750 caméras. Pour passer les centaines de portes qui cloisonnent l’entrepôt, un badge est nécessaire. Les produits finis sont entreposés dans une chambre forte aux parois épaisses de 70 centimètres. « C’est pire qu’une banque ! » s’amuse Marc-André. En termes d’argent brassé, probablement.
Tremble, bel érable ! Une autre feuille menace ta place sur les billets de banque canadiens.
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