« Les frontières avec la sexualité ont commencé à se brouiller »
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En France, amitié et sexualité sont-elles bien distinctes ?
Dans la plupart des pays occidentaux, ces deux types de relations ont été longtemps perçus comme tout à fait distincts. Dans le contexte hétérosexuel dans lequel ont évolué nos sociétés, la norme a voulu que les individus de même sexe établissent des relations amicales, et que les individus de sexes différents s’unissent dans le mariage. Récemment, les frontières ont commencé à se brouiller, et c’est ce que montre notre nouvelle enquête « Envie », qui a donné lieu à un ouvrage collectif. On y constate, entre autres, que les 18-29 ans recourent de plus en plus à la terminologie de l’amitié pour décrire des relations sexuelles.
Comment l’expliquer ?
Paradoxalement, pour pouvoir penser le brouillage des frontières, la société doit d’abord reconnaître la sincérité des relations amicales entre les sexes. C’est ce qui est en train de se passer en France. Si les jeunes sont en mesure de dire qu’ils ont un ou une « sex friend », c’est parce qu’ils considèrent comme un acquis le fait que les relations entre hommes et femmes peuvent être purement amicales. En d’autres termes, l’émergence du sex friend doit beaucoup à la banalisation, à l’échelle de la société, de l’amitié entre homme et femme.
Est-il vraiment plus courant de coucher avec ses amis qu’auparavant, ou la pratique était-elle seulement taboue jusque-là ?
Il est difficile de répondre de manière quantitative à cette question car il existe très peu de travaux en sciences sociales sur l’histoire de l’amitié. Cela dit, cette forme de relation hybride semble nouvelle, notamment parce que les termes pour la décrire sont récents. Alors qu’avant, toutes les relations hors du couple s’opposaient à ce dernier, il existe aujourd’hui une panoplie de mots nouveaux pour décrire un spectre de relations qui s’inscrit dans un continuum entre le couple et l’expérience sexuelle d’un soir, du « plan cul régulier » au « sex friend » en passant par l’« ami avec un plus », le « pote de baise », le « copain de lit », etc. Certains vont même jusqu’à créer des termes particuliers et personnels pour qualifier leurs relations, comme « amiamour ». Cette démarche de nommer traduit la volonté de donner une existence tangible à ces contre-modèles au couple, et ça, c’est nouveau.
« Invite-t-on plus souvent la sexualité dans l’amitié ou bien l’amitié dans la sexualité ? »
Qu’est-ce qui différencie ces relations entre elles ?
Il me semble que c’est le degré de connivence entre les deux partenaires. Un « plan cul régulier », par exemple, apparaît comme une relation purement sexuelle, à laquelle on ne donne pas d’importance, contrairement à l’« ami avec un plus » qui est quelqu’un avec qui on est ami depuis un certain temps et avec qui on couche de temps en temps. Un sex friend sera plutôt quelqu’un avec qui on a des relations sexuelles depuis le début, tout en pouvant par la suite partager d’autres activités. On va se mettre à le considérer, avec le temps, comme un ami. Les sex friends sont vus comme des relations qui ont une certaine importance. Souvent, d’ailleurs, on a un seul sex friend à la fois. Le fait d’avoir plusieurs partenaires sexuels sur une même période reste relativement rare dans cette tranche d’âge.
Dans ces nouvelles relations, l’amitié précède-t-elle la sexualité, ou l’inverse ?
C’est une question que nous nous sommes posée dans le livre : invite-t-on plus souvent la sexualité dans l’amitié ou bien l’amitié dans la sexualité ? L’enquête laisse entendre qu’il est plus courant de qualifier ses partenaires sexuels d’amis que de finir par coucher avec des amis établis, même si les deux scénarios existent. Cela confirme que l’on peut construire une amitié à partir de la sexualité.
Ces relations sont-elles durables ?
Cela peut être très variable, mais elles durent souvent quelques mois. La dimension sexuelle prend généralement fin dans un contexte apaisé, puisque l’on considère à ce moment-là que l’on est restés amis. Avec les plans cul réguliers, à l’inverse, le contact se perd plus souvent quand la relation sexuelle prend fin.
Ce phénomène concerne-t-il uniquement la jeunesse ?
Nous n’avons pas les données pour répondre scientifiquement à cette question, toutefois on peut faire l’hypothèse que ces types de relations sont particulièrement courants au cours de la jeunesse car c’est un moment de la vie où l’expérimentation relationnelle est valorisée. Ce que nous voyons clairement, en revanche, c’est que l’entrée dans la conjugalité continue de se faire pour une majorité de jeunes, souvent à l’approche de la trentaine. La relation de couple devient alors stable, cohabitante, et donne parfois naissance à une famille. Mais bien que la norme conjugale reste dominante chez les 18-29 ans, les séparations sont aussi plus courantes. Or les périodes post-rupture sont des moments de haute intensité relationnelle. Ces nouvelles relations s’inscrivent à l’interstice des relations conjugales. On peut alors se demander si, dans quelques décennies, cette génération qui a connu les sex friends réinvestira ce type d’amitié au moment d’une séparation. La question reste ouverte.
#MeToo a-t-il joué un rôle dans le brouillage des frontières entre sexualité et amitié ?
C’est possible. Dans notre étude, nous montrons que les relations sans lendemain sont rarement très jouissives pour les femmes, mais qu’elles apprécient malgré tout l’expérience. La sociologue Daria Soboczinska offre une première explication à ce paradoxe, puisqu’elle montre dans sa recherche que ce que revendiquent aujourd’hui les femmes dans les rapports sexuels sans lendemain, c’est le respect de leur partenaire. Cette notion de respect, qui est devenue une exigence de leur part, n’est pas sans rapport avec l’apparition, dans le champ sexuel, de l’amitié, qui est difficilement pensable sans respect.
La frontière entre l’amour et l’amitié se brouille-t-elle, elle aussi ?
Ce qui est sûr, c’est que le couple a changé. On est passé, dans les années 1960-1970, d’un couple très institutionnalisé avec le mariage pour socle, à un couple basé avant tout sur l’entente mutuelle. Dans cette nouvelle conception, le partenaire devient aussi ami, dans le sens où l’on aspire à être proche de lui émotionnellement, à partager une connivence, une complicité. Paradoxalement, encore une fois, le couple bénéficie de cette évolution de la place de l’amitié dans la société.
« Quand on interroge l’hétéronormativité, on commence aussi à interroger la manière de nouer des liens intimes »
Ces nouvelles relations hybrides sont-elles plus courantes chez les LGBTQI+ que chez les hétérosexuels ?
Dans notre étude, on distingue trois groupes : les hétérosexuels, les gays et lesbiennes, et les plurisexuels, comme les bisexuels ou les pansexuels. Or on observe une augmentation importante des jeunes qui se définissent comme autre chose qu’hétérosexuel, notamment chez les femmes. Mes coauteurs Tania Lejbowicz et Wilfried Rault révèlent qu’en vingt ans, la part de ces dernières est passée de moins de 3 % de la population féminine à 19 %. Chez les hommes, ils sont aujourd’hui 8 % à ne pas s’identifier comme hétérosexuels. Or les minorités sexuelles, qui ne sont donc plus si minoritaires, sont plus nombreuses à déclarer avoir des relations qui sortent du cadre conjugal, dont l’amitié sexuelle. En fait, les personnes qui dérogent à l’ordre hétérosexuel sont aussi celles qui dérogent à la norme conjugale. Autrement dit, quand on interroge l’hétéronormativité, on commence aussi à interroger la manière de nouer des liens intimes. Dans certains milieux plus politisés, féministes et queers, un nouveau terme est ainsi apparu : « relationner ». Il peut vouloir dire plein de choses et ouvre à une multitude de types de relations.
L’amitié est-elle un champ de recherche qui mériterait plus d’attention de la part des sociologues ?
Sans aucun doute ! Je plaide pour un investissement des sciences sociales dans les relations amicales. On a étudié la conjugalité de fond en comble, mais l’amitié est restée un quasi-angle mort. Or il est problématique que l’on ne sache que très peu de choses de relations sociales qui sont absolument centrales dans nos vies. Une collègue de l’Ined, Claire-Lise Gaillard, vient de lancer un groupe de recherche pluridisciplinaire, le Grape (Groupe de recherche sur les amitiés et les parentés électives dans une perspective de genre) pour pallier ce manque. Néanmoins, il est encore trop tôt pour tirer des conclusions de ses travaux. Dans quelques années, nous aurons, je l’espère, des données solides, sur l’évolution en France de l’amitié sous toutes ses formes.
Propos recueillis par MANON PAULIC
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