« L’amitié n’est plus une sorte de “salle d’attente” avant la grande relation romantique »
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L’amitié est une page blanche dans le domaine de la recherche. C’est un impensé des sciences sociales, alors même que les recherches sur le couple, la famille, la sexualité sont de plus en plus développées. On peut toutefois essayer d’en faire un état des lieux en creux. D’après une récente étude de la Fondation de France, un Français sur quatre « se sent seul ». Dans les faits, notre organisation sociale fabrique de la solitude, de l’isolement – pour des raisons aussi variées que l’organisation du travail, le recul du temps libre, la suppression de lieux publics de sociabilité, notamment les bars ou les cafés locaux dans les zones rurales… Nous ne sommes pas tous égaux dans la capacité à nous faire des amis, et l’aspect financier joue un rôle important. En ville, où les appartements sont souvent trop petits pour recevoir, il est difficile de se retrouver entre amis sans devoir consommer. L’augmentation du coût de la vie, en particulier pour les plus jeunes, met un frein à de nombreuses activités sociales. À l’âge adulte, si l’on veut créer de nouveaux liens hors du travail, il faut s’inscrire à des activités, des clubs, souvent onéreux. Ce n’est pas à la portée de tous.
Une étude de 2020 réalisée par l’administration de santé publique américaine a montré que les répondants ne consacraient en moyenne que dix heures par mois à interagir avec leurs amis en personne, contre trente heures en 2003. Une partie de ces interactions s’est certainement déplacée sur les réseaux. Mais cela montre aussi que l’on a moins de temps, d’espace et de lieux pour passer du temps ensemble, entre amis. En réalité, nous vivons dans une société où tout joue contre nos amitiés.
Les copines d’abord
Face à cette réalité, j’ai pu observer au cours de mon enquête que, au sein des jeunes générations en particulier, la volonté de revaloriser la pluralité des liens hors du couple et de la famille gagne en ampleur. Comme un écho à l’épidémie de solitude, j’ai rencontré partout en France des jeunes gens qui décident de mettre leurs amitiés au cœur de leurs projets de vie, faisant état de leur envie de ne plus faire du couple le centre de gravité de leur existence, de diversifier leurs relations, et de casser les schémas d’isolement. Ces personnes inventent ensemble de nouvelles manières d’habiter – en achetant des maisons à plusieurs, par exemple –, de travailler – en se lançant dans des entreprises collectives –, mais aussi de consommer, de militer, d’élever des enfants, ou encore d’organiser leurs vieux jours. C’est une manière de dire que l’amitié n’est plus une sorte de « salle d’attente » avant la grande relation romantique comprise comme l’aboutissement ultime.
« Nous vivons dans une société où tout joue contre nos amitiés »
C’est un phénomène que l’on trouve particulièrement chez les jeunes femmes. Le mouvement #MeToo est passé par là et, avec lui, une forme de désillusion, ou du moins d’interrogation, par rapport aux dynamiques inégalitaires du couple hétéronormé. De plus en plus de jeunes femmes ont une perception plutôt négative du couple monogame classique à cause de l’aliénation ou de la grande solitude qu’il peut parfois provoquer – charge mentale, inégalité de répartition des tâches éducatives et domestiques, mise entre parenthèses de la vie professionnelle… Certaines d’entre elles assument de rechercher d’autres structures de solidarité sur lesquelles se reposer, et même d’autres manières de faire famille. Beaucoup ne renoncent pas néanmoins à une vie amoureuse, mais celle-ci n’est plus le cœur de leur réseau de solidarité matérielle et émotionnelle.
Il est intéressant toutefois de constater que ces mutations ne se retrouvent pas, ou peu, dans les amitiés masculines, encore très tributaires des codes appris dans l’enfance – performativité de la virilité, injonction à cacher sa vulnérabilité, un certain manque de profondeur dans les échanges. Les chiffres le montrent : lorsqu’on les interroge sur la manière dont ils perçoivent leurs amitiés, ils sont nombreux à parler d’une forme d’insatisfaction. Des interrogations sur la structure de ces amitiés commencent à émerger, mais on est loin de pouvoir parler d’un bouleversement. Il en va de même pour les amitiés entre homme et femme : là encore, on reste prisonnier de stéréotypes et de clichés qui voudraient que cette amitié ne puisse pas exister sans tomber à un moment dans la séduction et le spectre des relations sexuelles. Il y a, ici aussi, encore beaucoup de chemin à parcourir.
Une question de loyauté ?
Parmi les stéréotypes qui ont la peau dure, il y a celui de la loyauté à toute épreuve : celle qui dicte qu’un véritable ami est celui qui vous aidera à « faire disparaître le cadavre sans poser de question ». Dans les sphères militantes, cela fait l’objet d’un vrai questionnement, et de débats parfois difficiles et tendus. Que faire de notre « ami problématique », de celui qui va trop loin, qui dépasse les bornes, voire qui commet des violences ? Est-ce vraiment être un « bon ami » que de tout passer à ses amis ? Par notre silence, de les encourager silencieusement ? D’un autre côté, l’action morale à adopter est-elle de couper les ponts brutalement avec l’ami qui a été violent ou discriminant, quitte à l’isoler, ou bien de continuer à échanger, tout en le confrontant à ce que son comportement a de problématique dans l’espoir de le voir s’amender ? Il est toujours difficile de se heurter aux failles de ses amis, au fait qu’ils puissent nous décevoir. Engager la discussion, cela demande aussi d’être soi-même assez solide, de s’en sentir la force. Il n’y a bien entendu pas de réponse, pas de règle générale de comportement. Cela relève du cas par cas et des ressources de chacun. Mais cela touche aux fondements mêmes de ce qui constitue l’amitié, et c’est un problème qui reste très tabou, très délicat à aborder.
Un droit aux amis
Si l’amitié est structurante dans nos vies, force est de constater qu’elle n’a aucune existence politique ou légale. Toute la société est pensée autour du couple, depuis la fiscalité jusqu’à la politique du logement, alors même que le nombre de personnes célibataires ne cesse d’augmenter. Il n’y a pas de « rites » autour de l’amitié. Les amis n’ont pas leur mot à dire sur la cérémonie d’enterrement d’un proche. Ils n’ont pas accès aux données médicales si celui-ci a un accident. Il n’existe pas de congé rémunéré en cas de décès d’un ami. Quand plusieurs amis décident d’habiter ensemble, il n’existe aucun cadre légal pour qu’ils soient protégés – même si certaines expérimentations commencent à être réalisées, au Canada par exemple. De la même manière, il est actuellement impossible de faire profiter un ami du congé parental, alors même que, lorsqu’on est une mère célibataire par exemple, les relations amicales représentent parfois l’un des piliers les plus solides sur lesquels s’appuyer. D’une manière générale, les conditions ne sont pas réunies pour qu’une personne qui décide de vivre en dehors du cadre conjugal et de se construire un système de soutien alternatif puisse bénéficier des mêmes droits et protections. Il ne s’agit pas ici d’appeler à « codifier » entièrement l’amitié. C’est justement le fait que ces liens échappent à toute institution qui les rend si émancipateurs, si élastiques, si précieux, et susceptibles de questionner les normes. Cependant, est-il normal que ces relations ne valent rien aux yeux de la loi ?
Conversation avec LOU HÉLIOT
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