Il s’agit là d’une caractéristique tout à fait surprenante et exceptionnelle dans le monde du vivant : l’humain multiplie les liens d’attachement avec d’autres êtres que les membres de son espèce depuis des dizaines de milliers d’années. Avec des animaux, mais aussi des entités végétales, minérales voire cosmiques, l’humain tisse des relations étroites allant de la parenté à la filiation – dans diverses sociétés, on voit de petits animaux sauvages, bébés singes, kangourous ou marcassins, adoptés et allaités par des femmes. L’affection et, surtout, l’amitié occupent aussi une large place dans ces interactions.

L’exemple le plus évident d’amitié au-delà de l’humain est le lien, noué il y a plus de 15 000 ans, entre l’homme et le chien. Celui-ci est déjà le « meilleur ami » des chasseurs-cueilleurs, qui entretiennent avec lui une relation égalitaire. Compagnon de l’homme, le chien garde pour autant une part de vie sauvage et d’autonomie. Il se nourrit lui-même, éduque et prend soin de ses chiots. Il vit libre et retrouve l’humain dans le cadre d’activités coopératives comme la chasse. En Amazonie et en Sibérie, on attribue même au chien la capacité de voir l’invisible, de communiquer avec les esprits et d’en informer l’humain. Homme et chien coopèrent dans une relation symétrique.

C’est aussi le cas des chevaux et des pasteurs nomades d’Asie centrale et d’Asie du Nord. Les éleveurs savent rarement où se trouvent leurs chevaux, libres dans la steppe. Leur relation repose sur la confiance. Même monté, le cheval est autonome. Parce qu’il sait s’orienter dans le brouillard comme dans la neige, c’est lui qui se charge de retrouver le chemin du campement. On comprend pourquoi, dans les épopées des peuples mongols, cet animal fait figure d’ami principal du héros. Il y est dépeint comme plus intelligent que l’humain, doué de parole et capable de guider son maître vers le succès.

Ces amitiés ont permis à l’humain d’enrichir son rapport au monde


Ces amitiés sont vivement encouragées chez les enfants, car elles favorisent l’apprentissage de l’altérité et préparent à s’ouvrir à d’autres êtres et à des formes de communication au-delà du langage. En Occident, nous restons très centrés sur notre faculté de parler parce qu’elle nous singularise par rapport aux autres espèces, en oubliant souvent notre dimension de mammifère. Mais on renoue avec elle au contact du chien par des caresses, un contact physique, des vocalisations, des cris, des jeux de regards, qui sont un besoin humain, dont nos bébés sont largement privés. Nous sommes les seuls à coucher nos enfants dans des chambres séparées. Dans les sociétés traditionnelles, les enfants dorment parmi les chiots et les agneaux, bénéficiant ainsi d’une éducation tactile, olfactive, gustative interespèce et intergénérationnelle. Ces amitiés polymorphes ne privent pas les humains de contacts entre eux. Au contraire, elles les renforcent en fabriquant un réseau très dense et une capacité à se relier plus forte.

Dans l’histoire, ces amitiés ont permis à l’humain d’enrichir son rapport au monde. C’est en forgeant des amitiés avec des êtres vivants ou imaginaires que l’humain s’est adapté à des écosystèmes très variés. Chez de nombreux peuples, les amis peuvent prendre la forme d’une pierre, d’une plante ou d’un arbre. En Sibérie, les chasseurs ont un arbre personnel au milieu de la forêt, à qui ils font des offrandes et adressent des prières. Cet arbre est un repère pour eux, un médiateur qui joue un rôle crucial dans leur rapport à la forêt. Ces amitiés se jouent souvent dans le sommeil. Ces peuples entretiennent des liens avec des êtres qu’ils voient régulièrement en rêve, comme l’esprit d’un ours ou d’un arbre, qui auraient pour équivalent chez nous les saints patrons, les anges gardiens ou les amis imaginaires. Jusque dans l’invisible, l’amitié trouve sa place. 

 

Conversation avec MANON PAULIC

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