Notre livre-enquête est titré Guadeloupe, l’île sans eau, pourtant le nom caraïbéen de l’archipel, Karukera, signifie « l’île aux belles eaux ». À l’exception des périodes de sécheresse, la Guadeloupe dispose en effet, grâce au jeu des alizés sur le volcan de la Soufrière, d’un véritable château d’eau naturel. Elle ne souffre d’aucun déficit de production d’eau, celle-ci s’élevant à 80 millions de mètres cubes alors qu’on estime les besoins des Guadeloupéens à entre 45 et 50 millions de mètres cubes. Mais le réseau de distribution de l’eau est tellement obsolète que 60 à 70 % de l’eau produite est perdue à cause de fuites endémiques. Six litres sur dix, c’est énorme !

Dans ces conditions particulièrement délétères, on estime qu’un quart de la population guadeloupéenne, cent mille personnes au total, ne dispose pas d’un accès normal à l’eau, pour l’essentiel des habitants de la partie est, dans les zones touristiques de Grande-Terre, loin de la Soufrière, ou bien, plus curieusement, à Basse-Terre, près des captages du volcan. Des « tours d’eau » sont organisés ; il faut parfois patienter plusieurs heures, voire plusieurs jours. Un seul progrès a été enregistré depuis la création d’un nouveau syndicat intercommunal de l’eau : ces coupures sont désormais annoncées à l’avance. Pendant des années, certains Guadeloupéens laissaient ouverts leurs robinets en permanence. Dès qu’ils entendaient couler l’eau, ils se levaient, parfois au milieu de la nuit.

Les plus pauvres ont pris l’habitude d’aller à la rivière pour se nettoyer, faire leur vaisselle et leur lessive. Les plus fortunés achètent des dizaines de bouteilles d’eau minérale, plus chères qu’en métropole. Ils font aussi installer des réservoirs, mais ces citernes en plastique, compte tenu des niveaux de chaleur, sont susceptibles d’entraîner une dégradation de la qualité de l’eau. Quant aux propriétaires des grands hôtels, ils possèdent ce genre de citernes, mais ils aimeraient aussi pouvoir installer des petites usines de dessalement d’eau de mer. Ce que la préfecture leur refuse systématiquement !

Six litres sur dix sont perdus dans des fuites

Un ciel généreux en eaux et 60 % de gaspillage… Comment en est-on arrivé là ? On estime généralement qu’un réseau bien entretenu doit afficher un maximum de 10 % de pertes. En Guadeloupe, le réseau n’a pas été rénové depuis presque trente ans. Bien entendu, les conditions d’exploitation sont particulières : un climat chaud et humide, des terres très acides, de fréquents séismes et des éboulements de terrain… Tous ces éléments contribuent à dégrader plus rapidement un réseau qui s’est développé de manière anarchique, au rythme d’une urbanisation non maîtrisée, et qui concentre sa production dans l’Ouest tandis que la majorité de ses consommateurs vit du côté est.

Au départ, les conduites étaient en fonte grise et en amiante-ciment. Dans les années 1990, on a commencé à installer, comme un peu partout en Europe, des tuyaux plastiques en PEHD (polyéthylène haute densité), plus souples et plus résistants. Ce nouveau matériau était censé tenir vingt-cinq ans dans des conditions d’entretien optimales, ce qui n’a pas été le cas en Guadeloupe. Au bout de cinq ans, le PEHD a montré des signes de vieillissement prématuré lié aux conditions climatiques déjà décrites, ainsi qu’à une eau plus chaude et davantage chargée en chlore qu’en métropole. La quasi-totalité des fuites (8 000 à 10 000 chaque année) est due à ce plastique beaucoup moins résistant que prévu. Il faudrait donc d’urgence remplacer les canalisations : un nouveau polyéthylène existe qui a fait ses preuves, y compris dans les conditions extrêmes des Antilles, mais il est trois à quatre fois plus cher. Le syndicat intercommunal de l’eau étant en quasi-faillite, la décision a été prise de remplacer partiellement le PEHD par… du PEHD.

La pollution est telle que l’Agence régionale de santé a averti qu’en l’état, il ne serait plus possible de se baigner en mer ou dans les rivières d’ici dix ans

Cette situation entraîne non seulement des difficultés au niveau de l’approvisionnement, mais aussi en matière de qualité de l’eau. Les trois quarts des stations d’épuration sont jugées non conformes aux critères sanitaires, sans parler des trois cents mini-stations mal entretenues. Des eaux usées chargées en plastique, hydrocarbures, produits de protection solaire, phytosanitaires, fertilisants et désherbants sont déversées dans les rivières et la mer, dégradant notamment la barrière corallienne et les récifs. La pollution est telle que l’Agence régionale de santé (ARS) a averti qu’en l’état, il ne serait plus possible de se baigner en mer ou dans les rivières d’ici dix ans.

Pour être complet, il faut évoquer la question du chlordécone, cet insecticide déversé dans les bananeraies depuis la fin des années 1960, tout près des captages d’eau. Ce produit s’est répandu dans toute l’île, à travers le réseau d’eau brute agricole notamment. Officiellement, l’eau était considérée comme exempte de chlordécone mais, en réalité, les filtres à charbon censés débarrasser les captages de l’insecticide n’ont pas été commandés en temps et en heure, faute de financement. Le produit a donc circulé largement. Des études datant de trois ans ont établi que près de 95 % de la population de la Guadeloupe et de la Martinique avait ingéré du chlordécone, pas forcément en l’ayant bu mais aussi en ayant mangé des fruits et légumes qui ont poussé dans un sol pollué.

C’est un cercle vicieux : pourquoi payer pour un service aussi déficient ?

Pour comprendre comment on a pu en arriver là, il faut décrire la complète anarchie qui préside depuis plusieurs décennies à la distribution de l’eau. C’est un cercle vicieux : pourquoi payer pour un service aussi déficient ? Des milliers de compteurs sont obsolètes, de nombreuses personnes se branchent illégalement sur le réseau. Seuls 30 des 80 millions de mètres cubes d’eau produits sont véritablement facturés ! Les problèmes se sont accumulés : des compteurs non remplacés, un logiciel de paiement défectueux, des élus qui encouragent leurs administrés à ne pas acquitter leurs factures… Les prix de l’eau se situent à des niveaux très importants, jusqu’à 6, 7 ou 8 euros le mètre cube (la moyenne en métropole est de 3,98 euros). Pour un livre précédent, j’avais obtenu les confidences d’un directeur technique d’une grande ville qui m’avait expliqué que le coût de revient total de l’eau (production, assainissement, maintenance et taxes) était de 1,50 euro le mètre cube : tout le reste, c’est de la marge ou de la mauvaise gestion.

À la différence de la métropole où les collectivités sont les maîtres d’œuvre, en Guadeloupe, c’est l’État, via la préfecture et les services du ministère de l’Agriculture, qui a développé les réseaux d’eau et d’assainissement en lien avec des sociétés privées, Pont-à-Mousson puis la Générale des eaux. Les syndicats intercommunaux n’étaient que des coquilles vides. Le basculement a eu lieu dans les années 1990, quand on a commencé à démanteler les services techniques de l’État. Les syndicats intercommunaux se sont retrouvés face à la « Générale » sans disposer d’aucune compétence technique, juridique ou financière pour contraindre l’entreprise à réaliser une maintenance adéquate du réseau.

Dans plusieurs communes du sud de la France, mais pas seulement, on n’est pas loin de 50 % de pertes dans le réseau

Les responsables de Veolia (ex-Générale des eaux) savaient depuis longtemps que la rénovation serait très chère : un milliard d’euros pour le réseau, un autre milliard pour l’assainissement. Ils ont agi de la même façon qu’ils agissent ailleurs quand on ne leur impose aucune contrainte : ils ont effectué le minimum de travaux afin de faire remonter le maximum de cash dans leurs caisses, et quand ils ont compris que le système courait à sa perte du fait des impayés et d’un endettement faramineux des collectivités locales, ils ont préféré quitter l’île. La faillite de l’eau en Guadeloupe provient de l’addition de ces trois responsabilités : un État qui s’est désengagé sans permettre aux collectivités locales d’avoir les moyens de gérer le système ; des élus qui ont pratiqué le clientélisme et la corruption ; et une société privée qui ne pense qu’à ses intérêts propres.

La clé, c’est un contrôle constant pour une gestion rigoureuse de l’eau. En Île-de-France, à la suite de rapports cinglants de la Cour des comptes, le grand syndicat intercommunal, le Sedif, a fait réaliser d’importants travaux, que ce soit par le privé ou par le public (à Paris, la gestion de l’eau est redevenue municipale). Si bien que les fuites sont descendues sous les 10 %. Sur l’ensemble de la métropole, la moyenne est à 20 %, deux fois trop. Dans plusieurs communes du sud de la France, mais pas seulement, on n’est pas loin de 50 % de pertes dans le réseau. Même si on ne peut comparer cette situation à celle de la Guadeloupe, on a tout de même affaire à des gestions de l’eau problématiques. Si l’on considère le changement climatique, les sécheresses et perturbations du cycle de l’eau, ces disparitions d’eau sont particulièrement irresponsables. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER