En 2024 aura lieu un grand nombre d’élections dans le monde, dont plusieurs dans de grandes démocraties. Cette année marquera-t-elle un tournant dans l’histoire de la démocratie ?

Je ne pense pas que ce nombre important d’élections marque un tournant. On pourrait dire que si Trump gagnait la présidentielle, ce serait un coup dur pour la démocratie américaine. Mais, même dans ce cas, je crois en la résilience des institutions des États-Unis.

Vous n’êtes donc pas d’accord avec l’affirmation de Joe Biden selon laquelle l’élection de Trump entraînerait l’effondrement de la démocratie américaine ?

Si Trump redevenait président, il n’aurait pas le pouvoir de renverser les institutions démocratiques américaines, qui sont assez fortes, en particulier grâce aux contrepoids nombreux dont elles disposent et à la séparation des pouvoirs, fragmentés entre différentes institutions. Compte tenu de la position de l’Amérique dans le monde, ce serait un événement très important, mais je conteste l’idée d’un tournant.

Au sein de l’Union européenne, en Inde ou en Argentine, voyez-vous des signes, sinon de déclin, du moins de récession de la démocratie ?

Il y a plusieurs parties du monde où la démocratie est en récession : en Afrique, dans l’ancienne Union soviétique, mais aussi en Europe, en Hongrie, où la situation est particulièrement préoccupante, et en Serbie, où viennent de se tenir des élections qui ne sont pas vraiment démocratiques. En Europe centrale et orientale, la Bulgarie et la Roumanie posent quelques problèmes en matière de démocratie. Mais, dans l’ensemble, les principes démocratiques se révèlent très résistants sur notre continent. Et même le fait qu’un gouvernement de droite radicale ait pris le contrôle de l’Italie n’a pas nui à la démocratie jusqu’à présent, et il est peu probable que cela soit le cas dans l’avenir. Le cas de la Pologne est très intéressant, car il montre que le destin de la démocratie peut s’inverser pour le meilleur. La démocratie était en déclin dans ce pays, mais les électeurs polonais ont finalement renversé la situation et voté contre le parti populiste au pouvoir.

Pensez-vous que les partis populistes qui accèdent au pouvoir, seuls ou en coalition, transforment la démocratie d’une manière ou d’une autre ?

En Europe, la plupart des gouvernements reposent sur des coalitions. En France et au Royaume-Uni, il y a des systèmes majoritaires ; ceux-ci sont, me semble-t-il, plus vulnérables à la prise de pouvoir par les populistes. Mais dans le reste de l’Europe, les populistes qui sont ou ont été au gouvernement dans plusieurs pays n’ont pas transformé ces démocraties. En Norvège et en Autriche, ils ont intégré le gouvernement dans le cadre d’une coalition, au Danemark, en Suède et aux Pays-Bas, ils ont soutenu des gouvernements minoritaires de droite sans en faire partie. En Suisse, ils partagent le pouvoir avec d’autres formations depuis des décennies. En Italie, il y a eu une série de gouvernements populistes, à commencer par ceux de Berlusconi, puis celui du Mouvement 5 étoiles et de la Ligue du Nord et, enfin, le gouvernement de droite actuel. Lorsque ces mouvements partagent le pouvoir, ils sont contrôlés par d’autres partis et ils doivent faire des concessions, mais la situation n’est pas si grave que dans les systèmes majoritaires.

Qu’est-ce qui caractérise les gouvernements populistes ?

Les populistes qui occupent une position dominante dans le gouvernement, comme c’est le cas dans la Hongrie de Orbán, sapent les régimes démocratiques de manière légale et non violente. Ils gagnent d’abord les élections, puis ils commencent à transformer la démocratie telle que nous la connaissons, grâce au pouvoir qu’ils détiennent au sein du gouvernement. Ils fragilisent les médias, la liberté d’expression et les tribunaux. Ils réduisent la démocratie et parfois, dans le pire des cas, organisent des répressions. Mais Orbán participe toujours aux élections et les remporte légalement, même si ces élections ne sont plus équitables.

Et sur quoi se positionnent ces partis ?

Les populistes, en particulier ceux de la droite radicale – nous parlons principalement d’eux, même s’il existe des populistes de gauche comme Syriza en Grèce – ont une position tranchée dans un conflit politique clé aujourd’hui, celui qui oppose le cosmopolitisme et le nationalisme, que je préfère nommer « intégration contre démarcation » à l’égard de la mondialisation. Si vous pensez, comme moi, qu’il s’agit du conflit structurant fondamental de la vie politique européenne actuelle, vous parviendrez à la conclusion plus optimiste qu’il est légitime qu’une position prenne le dessus ou remporte les élections, au moins pendant un certain temps, et que l’autre soit dans l’opposition. Et s’il arrive que les nationalistes gagnent les élections, qu’il en soit ainsi. C’est une procédure et un résultat démocratiques.

Cette position nationaliste ne met-elle pas en danger l’Union européenne à long terme, surtout en cas de percée de ces partis aux élections européennes de juin ?

En réalité, lorsqu’ils gagnent, ce n’est pas le cas. Si vous regardez Giorgia Meloni par exemple, elle ne donne aucun signe de vouloir quitter l’Europe. Même Viktor Orbán ne souhaite pas en partir. Ces gens veulent une autre version de l’Europe, une Europe des États-nations, qui était déjà celle de De Gaulle. Ce n’est pas ma vision, certes, mais si une majorité d’Européens souhaitent une décision politique plus nationale et moins européenne, qu’il en soit ainsi ! Ce clivage date d’au moins trois ou quatre décennies. Il est en train de s’intensifier, mais il n’est pas encore tranché.

Comment expliquez-vous cet attrait pour les candidats populistes d’extrême droite ?

Par le nationalisme et par le rejet des élites. Nous avons réalisé une enquête à ce sujet en 2021-2022 dans deux douzaines de pays européens. Le principal attrait du populisme n’est pas le conservatisme moral, qui séduit les gens en Europe de l’Est, mais pas en Europe de l’Ouest. Meloni défend la famille traditionnelle, mais elle a elle-même vécu une séparation avec son partenaire. Et elle mène une vie de famille relativement peu conventionnelle. Pim Fortuyn, aux Pays-Bas, était le précurseur du populisme. Il a déclaré un jour que si, en tant qu’homosexuel, il avait lutté toute sa vie contre la morale des évêques catholiques, ce n’était pas pour se faire dire par des imams ce qu’il fallait faire. Marine Le Pen est pour sa part divorcée et nombre de ses conseillers sont homosexuels. Et la majorité des partisans des populistes ne sont pas moralement conservateurs.

Et le rapport à l’autoritarisme ?

Ceux qui adhèrent aux idées populistes ne sont pas nécessairement pour un gouvernement autoritaire. Ils se considèrent comme plus démocrates. Ils veulent surtout que les élites changent. La méfiance à l’égard des élites est l’élément clé du populisme. Sa combinaison avec le nationalisme est au cœur du soutien aux partis populistes de la droite radicale.

Les citoyens des régimes démocratiques sont-ils de plus en plus critiques à l’égard de la démocratie, voire indifférents à son sort ?

Critiques, oui, mais pas indifférents. Les citoyens adhèrent aux valeurs de la démocratie, mais ils ne sont pas satisfaits de ce qu’ils obtiennent. Les Européens se soucient beaucoup de la démocratie en tant que principe, mais ils sont très insatisfaits de son fonctionnement. C’est particulièrement vrai dans le sud de l’Europe et en Europe de l’Est. Mais même dans les pays nordiques, qui sont présentés comme des modèles de démocratie, de nombreux citoyens sont également insatisfaits et élisent des partis populistes. On ne constate pas de baisse générale de la participation politique dans la plupart des démocraties mondiales. Aux États-Unis, la polarisation politique entre les républicains et les démocrates mobilise au contraire les gens et les rend moins indifférents à la politique. Ce qui est vrai en revanche, c’est que les jeunes votent moins que les autres parties de la population, mais cela a toujours été le cas historiquement.

Pourtant, la démocratie représentative est critiquée par une grande partie de l’opinion publique. N’est-ce pas de nature à saper la légitimité de la démocratie sous sa forme actuelle ?

Ce manque de confiance ne concerne en effet pas seulement les personnes qui votent pour des partis populistes. Il est plus répandu. Mais la défiance envers les politiciens et la politique n’est pas un phénomène nouveau. Elle est fondée sur l’idée que certaines institutions limitent l’efficacité du vote des citoyens, par exemple au niveau de l’UE. Une partie de l’opinion publique se sent donc privée de pouvoir, ce qui suscite la méfiance.

Quelles sont, selon vous, les nouvelles lignes de fracture aujourd’hui au sein de la politique européenne et peut-être même mondiale dans les démocraties ?

J’ai mentionné le conflit entre les nationalistes et les cosmopolites, ceux qui veulent préserver l’État-nation et ceux qui veulent le rendre plus ouvert sur le monde. Et le point clé de ce conflit est l’immigration, qui préoccupe les Français comme tous les autres Européens. Il y a aussi de nouveaux conflits, autour du changement climatique par exemple. Il est difficile d’en parler comme d’un conflit parce que, sur le papier, tout le monde est pour la préservation de l’environnement. Ce qui divise, c’est le coût de cette politique. Le mouvement des Gilets jaunes en France est une illustration de ce qui se passe si l’on ne compense pas les mesures écologiques par des mesures sociales. En Allemagne, le gouvernement souffre énormément de cette tension entre l’action pour empêcher le réchauffement de la planète et son coût budgétaire. Enfin, il y a la guerre, qu’on pensait ne plus revoir en Europe. La situation géopolitique est liée là encore au clivage entre nationalisme et cosmopolitisme, car elle fournit de nombreux arguments en faveur des cosmopolites contre les nationalistes. Aucun pays d’Europe ne peut se défendre seul, et la coopération au niveau européen est une clé pour l’avenir. Si Trump est réélu et démantèle l’Otan comme il l’a promis, l’Europe devrait pouvoir devenir une force indépendante ; cela deviendra un enjeu politique fort.

Quelle est votre principale crainte pour l’avenir de la démocratie ?

J’avais l’habitude de faire confiance au mécanisme d’autocorrection de la démocratie, qui réside dans le vote des citoyennes et citoyens. Mais il existe un biais partisan qui, dans une situation de forte polarisation, peut miner la démocratie. Aux États-Unis par exemple, aujourd’hui encore, une majorité de républicains pensent que Biden a volé l’élection. Le fait que les perdants n’acceptent plus le résultat des scrutins est une préoccupation majeure. Émerge une situation dans laquelle les élections ne règlent pas les conflits, ou seulement en partie. Si vous n’êtes pas d’accord avec l’issue des élections, la décision démocratique est sapée et cela crée une polarisation sans fin, ce qui est encore plus difficile dans la situation médiatique actuelle où les réseaux sociaux sont des chambres d’écho dans lesquelles les gens sont confrontés à des opinions unilatérales et n’ont pas accès à des idées alternatives. Ce biais de perception au sein de l’électorat conduit les citoyens à prendre des décisions qui ne sont pas nécessairement en ligne avec la survie de la démocratie. 

Propos recueillis par VINCENT MARTIGNY