NANTES. Elles sont une petite quinzaine à avoir bravé le crachin. Une quinzaine de femmes, âgées de 30 à 55 ans, réunies le temps d’un après-midi dans les locaux de l’école de commerce Audencia, qui accueille depuis septembre des ateliers de négociation salariale ouverts gratuitement à toutes celles qui le souhaitent. « C’est une initiative qui a été développée à Boston il y a quelques années. Là-bas, plusieurs dizaines de milliers de femmes ont déjà suivi un programme de ce type », explique Anne-Laure Guihéneuf, qui occupe la chaire « Responsabilité sociale des entreprises » (RSE). « Nous proposions déjà des groupes thématiques autour de l’égalité professionnelle. Mais la question de la négociation salariale nous permet de passer des constats aux actes. En particuliers auprès des cadres, car c’est là où les inégalités de genre sont les plus marquées. » 

De fait, un premier quiz permet aux participantes, réunies autour d’une table, de prendre aussitôt la mesure de ces disparités : plus de 20 % d’écart de revenus moyen entre hommes et femmes, un chiffre qui s’élève déjà à 15 % lors de la première embauche, et grimpe à 40 % au moment de la retraite. Soit, au bout d’une vie, un manque à gagner de 300 000 euros, pris sur le seul compte de la féminité. « L’équivalent d’une belle maison… » grimace Aurore, chef de produit dans un grand groupe. Comme elle, la plupart des femmes réunies aujourd’hui ont l’habitude des échanges commerciaux. « Les femmes sont d’excellentes négociatrices quand elles le font pour leur entreprise ou leur équipe, confirme Anne-Laure Guihéneuf. C’est beaucoup plus problématique dès lors qu’il s’agit de négocier pour elles-mêmes et de dépasser leur modestie. »

Un premier tour de table suffit à mettre des mots sur ces expériences de négociation passées – l’occasion, pour la plupart, de raviver des souvenirs désagréables. « J’ai eu l’impression d’avoir à conquérir l’Everest », témoigne ainsi Anne, une quadra aux cheveux courts et à la veste élégante. « Cela faisait des années que je travaillais dans la boîte, et je trouvais ma demande d’augmentation légitime. J’ai essayé de ne pas être dans la plainte, de ne pas quémander, mais ça n’a pas marché. On m’a proposé 90 euros brut de plus par an, histoire de me faire taire. » Propos confirmés par Caroline, qui travaille dans le secteur bancaire : « Je suis l’une des plus anciennes de mon agence, mais je sais que les hommes sont beaucoup mieux payés que moi. Je ne réagis pas, car je trouve dingue de devoir demander ce que je pense mériter. Mais je bous à l’intérieur. »

Toutes partagent cette colère. Toutes disent leur frustration, nourrie par des années de petites humiliations. À l’image de Solange, qui garde un souvenir cuisant de son passage à 80 % pendant quelques années, après la naissance de ses enfants : « Je voulais tellement bien faire que je travaillais autant qu’avant, mais sur quatre jours. Sauf que les réunions importantes ont subitement été fixées le mercredi. J’ai eu le sentiment qu’on me faisait payer ce temps partiel. » Et chacune d’évoquer, à mots couverts, les sacrifices opérés pour maintenir « l’équilibre » entre carrière et vie privée, les journées à rallonge, la voiture laissée sur le parking le soir pour prouver son assiduité, la confiance peu à peu rognée par le manque de considération et les schémas intériorisés. « J’ai les études, le diplôme, les résultats, et pourtant je crains toujours de ne pas être légitime », explique Élisabeth, cadre quinquagénaire dans une grande entreprise. « Dès le début de notre vie professionnelle, on sait qu’en tant que femme on ne pourra pas toujours donner la priorité à notre ambition, qu’il viendra un moment où la famille devra passer en premier. Alors on s’autocensure, et on finit par se convaincre que la valeur argent ne doit pas avoir la même importance pour nous. J’ai peur de donner une mauvaise image de moi, celle d’une femme vénale, si je demande une augmentation. Alors que j’évolue dans un milieu où on ne parle que d’argent ! » 

Passé ce moment libérateur de partage, l’atelier rentre dans le vif de la négociation : évaluation de sa fiche de paie, étude des leviers de rémunération, mise en place de stratégies de persuasion, analyse des intitulés de poste. « Vous remarquerez qu’on attribue aux femmes des postes de “responsables”, ou de “chargées de mission”, plutôt que de “directrices”, souffle la formatrice. C’est très dommageable pour votre évolution future, au sein ou à l’extérieur de l’entreprise ! » Acquiescement de la salle. Après une dernière salve de recommandations sur la négociation salariale, vue comme « un duel de western où il ne faut pas dégainer la première », toutes vont enfin se livrer à des jeux de rôle commentés, pour apprendre à présenter leurs arguments, mettre en avant leurs compétences et leurs accomplissements. « Apprenez à ne pas vous satisfaire d’un simple oui ! Explorez d’autres avantages qu’on pourrait vous accorder. Et si vous hésitez, n’oubliez pas que les hommes n’hésitent généralement pas à le faire ! » 

Au bout de trois heures, Claire repart le sourire aux lèvres. Va-t-elle demander un rendez-vous à son supérieur ? Elle n’a pas encore pris sa décision, mais elle se sent mieux armée pour un tel entretien. « Notre objectif n’est pas seulement de former des femmes à la négociation salariale, mais surtout de créer de l’émulation dans les entreprises, en mettant la pression sur leurs dirigeants, explique Anne-Laure Guihéneuf. La question salariale implique beaucoup d’acteurs. Notre atelier est avant tout une porte d’entrée vers une réflexion plus globale autour de l’égalité professionnelle. » 

En quatre mois, près de 250 femmes ont suivi le programme, et 700 autres se sont déjà inscrites. « Nous espérons monter en puissance et accueillir 5 000 femmes d’ici 2020, en touchant également des ouvrières, ou des habitantes des quartiers sensibles. Les premiers retours montrent que celles qui ont suivi la formation ont gagné en confiance dans leurs rapports en entreprise. Un questionnaire leur sera transmis six mois, puis un an après l’atelier, pour mesurer les effets concrets de notre démarche. » D’ici là, l’initiative aura peut-être fait des petits, avec un intérêt déjà marqué du côté du Cotentin, du Maine-et-Loire et de Paris.