Je me souviens très bien de novembre 2020 et de la victoire de Joe Biden. Je me souviens d’avoir dansé dans les rues de New York en pensant que notre cauchemar était fini, que Trump allait partir et qu’il ne reviendrait plus. Je l’ai cru davantage encore après l’invasion du Capitole du 6 janvier 2021, j’étais convaincu que le pays ne pouvait que sortir de sa torpeur après cela, avec une mauvaise gueule de bois peut-être, mais en sortir quand même. Et pourtant, trois ans plus tard, nous y voilà de nouveau. Et je pense à James Joyce, qui écrivait dans Ulysse que « l’histoire est un cauchemar dont on voudrait se réveiller ».
Il nous manque des repères, des phares dans la nuit que nous traversons
Pourquoi celui qui devait appartenir aux fantômes de notre histoire est-il de retour ? Et pourquoi des gens raisonnables, intelligents, des amis, des proches, sont-ils prêts à retourner dans ses bras ? Est-ce qu’ils haïssent à ce point la gauche pour vouloir revivre ce que nous avons connu pendant quatre ans ? C’est ce que, aujourd’hui, j’ai le plus de mal à comprendre. Au début des années 1930, alors que la menace nazie commençait à monter, Albert Einstein et Sigmund Freud ont entretenu une correspondance incroyablement riche. Et Einstein a notamment posé la question à Freud : Pourquoi la guerre ? Est-il possible de concevoir la paix pour l’humanité ? Et la réponse de Freud a été claire : Non, les hommes ont toujours développé un instinct qui les pousse à la violence et à la sauvagerie, et l’on ne peut pas espérer que cet instinct change à court terme. Mais il existe un petit espoir de rédemption, le seul espoir à vrai dire, qui tient dans l’entretien d’une mythologie de la paix et d’une communauté d’intérêts et de sentiments. Autrement dit, dans la conviction que le partage doit être le socle de nos relations.
Sommes-nous dans une situation plus périlleuse qu’en 1932, quand l’ombre d’Hitler planait sur Freud, Einstein et le reste de l’Europe ? C’est discutable. En revanche, nous vivons des temps dans lesquels il est de plus en plus difficile de se rassembler derrière la voix des artistes ou des intellectuels. Il nous manque des repères, des phares dans la nuit que nous traversons. Il nous manque le grand roman, la grande parabole, qui mettrait des mots sur la situation, qui dirait les peurs, les injustices et les frustrations, qui permettrait de trouver un sens collectif à nos vies, à nos combats. Cela dit, je garde espoir dans d’autres formes de mobilisation. Dans le ciel, on appelle « émergence » ce moment où tous les oiseaux se mettent à voler comme s’ils ne faisaient plus qu’un, où ils se rassemblent pour affronter les kilomètres et les intempéries. Je veux croire à ce destin pour l’humanité. Mais peut-être que ce n’est plus aux écrivains, aux intellectuels ou aux artistes d’ouvrir la voie. Sur la question climatique par exemple, personne n’a eu plus d’impact que Greta Thunberg, une gamine de 15 ans qui décide un jour de quitter sa classe pour protester, avant d’être suivie en quelques semaines par ses camarades de classe, puis de toute la Suède, avant de convaincre des jeunes du monde entier. Elle n’a pas agité de baguette magique. Mais la force de conviction de cette voix, quasi anonyme, a entraîné un mouvement de masse à l’échelle de la planète. Et je veux croire qu’il peut se passer la même chose face à l’état politique de nos pays. On ne peut pas se résigner à voir nos maisons s’effondrer.
Si un extraterrestre atterrissait chez nous aujourd’hui, il nous demanderait pourquoi il y a tant d’inégalités dans l’accès à l’éducation
L’erreur serait de chercher la réponse à cette faillite uniquement auprès du gouvernement. Soyons honnêtes, l’administration Biden a plutôt fait de bonnes choses ces trois dernières années. L’économie va mieux, beaucoup de grands travaux nécessaires ont été lancés, même si ce bilan est terni auprès d’une large partie de la jeunesse par le soutien du pays à la guerre à Gaza. Mais il y a des forces plus profondes à l’œuvre qui détermineront l’avenir de l’Amérique, qui la jetteront à nouveau du côté de Trump ou le renverront dans les livres d’histoire. L’éducation par exemple. Si un extraterrestre atterrissait chez nous aujourd’hui, il nous demanderait pourquoi il y a tant d’inégalités dans l’accès à l’éducation, pourquoi certains gosses ont droit à certaines écoles et pas d’autres… Voilà un levier qu’il nous faut relancer, et il y en a sans doute d’autres ! Ou alors est-il trop tard ? Sommes-nous condamnés, et me faut-il apprendre à désespérer ?
Dans mes deux derniers livres, Apeirogon et American Mother, j’ai essayé de comprendre comment réconcilier des membres de peuples ennemis, comment surmonter les haines passées pour construire autre chose que du ressentiment. Mon prochain roman, lui, devait parler de réparation, à travers l’exemple des câbles sous-marins. Mais sans que je le veuille ou que j’en sois conscient, il s’est peu à peu orienté vers le thème de la destruction et vers une atmosphère bien plus sombre que celle que j’attendais. Bertolt Brecht, dans un de ses poèmes, a écrit : « Chantera-t-on encore / Au temps des ténèbres ? Oui, on chantera / Le chant des ténèbres. » Eh bien, non, je ne veux pas glisser dans ce fossé-là ! Je veux rester optimiste et croire à tous ces petits brins d’espoir qui, je l’espère, tresseront la corde qui nous permettra de remonter. Ne laissons pas Trump nous hanter jusque dans nos cœurs et dans nos têtes ! Quand bien même il reviendrait à la Maison-Blanche, je veux croire que notre pays a assez de contre-pouvoirs pour le tenir à carreau. Et que son retour ne serait que le dernier spasme d’une partie malade de notre pays. Aujourd’hui, nous n’avons le choix qu’entre deux vieillards. Je veux croire que demain nous allons nous réveiller et voir une jeunesse différente émerger.
Conversation avec JULIEN BISSON