Cela faisait bien longtemps déjà que les villes ne suivaient plus nos désirs de hauteur et de domination, mais plutôt ce que les écosystèmes naturels avaient élaboré de plus complexe au cours des milliards d’années d’évolution, tous les mélanges, réseaux et métissages. Nos villes se déployaient à présent à l’horizontale, se ramifiaient comme des toiles, des rhizomes, des efflorescences, de tous les côtés à la fois, plus de pyramides, de tours, et autres dualismes qui nous avaient pourri l’âme. On n’essayait plus de toucher le ciel (à quoi bon, il nous était déjà tombé dessus), on voulait désormais mêler racines et métaux, lumières et cascades, dans une nouvelle alliance des matières et des formes.

La grande bascule bioécologique se poursuivait, bien sûr, mais les sociétés donnaient la sensation d’en avoir pris la mesure. Dans un brusque et inattendu retournement de paradigme, les villes étaient devenues humbles, fragiles, poreuses ; on avait été tenu d’abandonner l’idée d’une société pérenne, d’un château imprenable (c’était bien la meilleure chose qui nous soit arrivée), et on était revenu à des radeaux multiples, mobiles, aux aguets. On cessa de vouloir quadriller, on décida de se fondre dedans, d’instaurer une manière éphémère et légère d’habiter le monde.

Pour faire ville on se faisait tubes, lianes, lichens, on pollinisait.

Chaque forme de ville était unique en son genre, suivant le mouvement que les éléments eux-mêmes lui soufflaient à l’oreille. Certaines bouclaient comme des cheveux, s’emmêlaient comme des racines, s’associaient comme des synapses. Le bâti se mêlait aux bosquets, les abeilles et les rapaces avaient depuis longtemps réinvesti les villes, la brique et le béton avaient cédé le pas à la paille, à la mousse et au plastique recyclé.

Ce à quoi le Covid avait porté un coup fatal, c’était l’idée d’une ville émancipatrice, harmonieux îlot de la culture humaine. Les cités s’étaient transformées en prisons de verre, auxquelles, en leur ôtant leurs possibles, on avait ôté leur âme. Les habitants avaient naturellement pris la fuite vers des rivages neufs. Lorsqu’ils étaient revenus, ils avaient décidé d’abattre ces villes livrées au pire et de retenter ailleurs, autrement.

Les grandes migrations et les guerres climatiques menées pour conserver les places au frais accélérèrent ce changement d’habitat. On construisit un monde sur les ruines d’un autre, pour incarner dans le bâti notre nouvelle éthique du passage et de l’éphémère. Bâtiments enroulés dans des troncs, couloirs incrustés dans des tiges serpentines, tant de lieux sans utilité ni fonction, dont l’unique vertu était d’être beaux et vivants.

Sous la terre, dans la fraîcheur des galeries, sous le regard complice des lombrics, se ramifiaient dans des entrelacs sans fin des habitats tubulaires, des toboggans où se laisser glisser, des rivières de terre où courir, faire l’amour, s’enfouir.

Dans les airs, il s’agissait de fines coupelles en bois d’érable sur lesquelles s’installer pour reprendre pied dans le monde. Tous les estropiés de l’âme pouvaient grimper le long de l’échelle jusqu’à la plateforme, à quelques kilomètres, où un lit, un coussin et des jumelles les attendaient. Quelques jours plus tard, lavés, ils redescendaient vers la zone critique, le cerveau saturé de bleu et d’oiseaux de passage – ou bien restaient, tels les stylites des temps anciens, le nez infiniment pointé vers l’infini.

Pareillement, sur l’eau, les habitats flottants se fondaient dans les mers, devenant brises fugaces, houles entières. Il s’agissait d’étroites langues d’algues concassées sur lesquelles de fantasques architectes tentaient des formes nouvelles, arabesques maritimes, qui, loin des mortifères îlots des transhumanistes, ne pesaient pas sur l’eau.

Les villes y prenaient la forme de méduses bioluminescentes aux longs tentacules bâtis à partir de résidus plastique transformés par des imprimantes 3D. Cette idée, popularisée au début des années 2020 par l’architecte Vincent Callebaut, avait fait florès, et tous les continents hébergeaient désormais des cités s’élançant en spirales vers les profondeurs. Ces sublimes rêveries amphibiennes puisaient leur énergie électrique des champs d’hydroliennes disséminées sur les eaux. Les océans devinrent nos jardins, nous nagions avec les orques, en symbiose avec l’air, l’eau et le vent, dans une parfaite économie circulaire ; nous avions inventé sans le savoir de nouveaux nomadismes, des humanités multiples, réticulaires, ubiquitaires.

Villes-nénuphars, du désert et de l’eau, villes sans murs ni frontières, villes allongées et secrètes, mille visions d’un nouveau destin commun des mammifères et des pierres, nouvelle matière-monde.

Plutôt que de bâtir des cités à notre image, arrogantes, nous avions choisi de les sculpter en fonction de ce que nous aimerions être. Nous nous laisserions entraîner par les formes, pour finalement nous fondre en elles. Les matières et les habitats nous montreraient la voie. Les spirales et les rhizomes nous diraient comment penser, respirer, être. Nos corps, qui avaient souffert tant de siècles d’oppression, lentement se déploieraient dans l’espace, réinventés. Ils se ramifieraient à leur tour, et nos peaux deviendraient de vastes surfaces poreuses.

Ce n’était pas encore gagné, bien sûr, mais le soir, en respirant cet air neuf, nous avions parfois l’impression d’avancer.